...et qui m'a inspiré quelques lourdes considérations finalement attentatoires aux principes fonfamentaux de la démocratie libérale, moi qui suis pourtant l'homme le plus banal du monde, très-autonome quand il m'est enjoint de devenir individu autonome.
Le fait divers:
Fin de soirée du vendredi 1er décembre 2006, ligne de métro n° 13, dernier métro de la soirée, entre les stations "Place de Clichy" - "Liège" – "Saint-Lazare". La rame est bondée comme souvent pour le dernier métro du vendredi soir.Au milieu du wagon, cinq personnes – que nous dénommerons par la suite "les agresseurs" – en entourent une autre - que nous dénommerons par la suite "la victime". Deux des cinq agresseurs restent un peu en retrait et se contentent d'encourager et de stimuler de la voix les trois autres ; parmi ces trois l'un est le vecteur actif (et les deux autres le relaient en cas de besoin) : agression gratuite, sans motif, "pour rigoler", victime choisie au hasard. D'abord insultes et injures vulgaires et grossières à la victime, insultes et injures d'abord parlées à voix basse, puis à voix haute et alternées avec des tapes, des bousculades, des bourrades à la victime seule au milieu des trois agresseurs, puis criées et hurlées dans le wagon. Impossible de ne pas les entendre d'un bout à l'autre du wagon plein. Un pas supplémentaire est franchi lorsque l'agresseur le plus actif arrache le bonnet de la victime et le fait voler à l'autre bout du wagon. La victime se révolte alors et proteste. La riposte est fulgurante : une très violente gifle lui est assénée par l'agresseur principal et envoie la victime contre d'autres voyageurs ... Un septième protagoniste intervient alors pour tenter de s'interposer et de protéger la victime : il est à son tour l'objet de violents coups des trois principaux agresseurs, toujours bruyamment encouragés par les deux autres ...La rame arrive à Saint-Lazare : les portes s'ouvrent, les cinq agresseurs s'enfuient en courant et en hurlant, les voyageurs descendent sans un regard, sans un mot, sans un geste pour les deux victimes qui quittent le wagon les dernières ...
Dans L’Archipel du goulag, Alexandre Soljenitsyne évoque, entre autres, son expérience d’officier d’artillerie de l’Armée rouge. Il y démontre notamment comment la formation délivrée par l’armée à ses officiers les conduisait à traiter leurs soldats comme des sous-hommes, des êtres à l’existence absolument inutiles et dont la perpétuation de la vie n’avait strictement aucune importance ; il y explique aussi qu’il était lui-même un brave officier de l’Armée rouge, brave au sens où il mettait consciencieusement en pratique les enseignements délivrés par ses instructeurs en traitant les soldats dont il avait charge du commandement comme les aristocrates du temps jadis traitaient leurs moujiks, et brave au sens où il pouvait faire preuve de courage au feu. Alexandre Soljenitsyne était donc un bon produit de l’école et de l’armée bolcheviques, un homme hautement conscient que la valeur d’une vie humaine est relative à son utilité quant à l’édification de l’Etat des Ouvriers et Paysans, un honnête communiste mesurant pleinement la différence quasi ontologique qui sépare le degré d’existence d’un officier de celui d’un militaire du rang ; bref il traitait ses hommes comme tout bon officier soviétique, c’est-à-dire à la manière d’un exploitant agricole son élevage de poulets en batterie.
Mais il était courageux et aurait bien pu laisser sa peau sur le front où il combattit jusqu’à ce que les « Organes » et ces braves officiers (ceux-là braves uniquement au sens de bons serviteurs du communisme) ne l’interpellent suite à des considérations dont j’ai oublié la teneur mais qui devaient se montrer critiques vis-à-vis d’un quelconque aspect du paradis des travailleurs, considérations dont il avait sottement fait part dans sa correspondance avec l’un de ses amis, officier sur le front comme lui. Alexandre Soljenitsyne était un officier courageux et efficace, il n’empêche qu’arrêté par ces officiers de pacotille il fut incapable de faire montre de quelque courage et s’abandonna dans leurs griffes, subissant les petites humiliations rituelles dont usent toutes les polices politiques du monde afin de mettre en condition leurs proies et briser leurs résistances. Officier sur le champ de bataille il était peut-être un lion mais prisonnier du Smertch il n’était plus qu’une gazelle.
Le courage ou la lâcheté ne joue en fait aucun rôle dans l’histoire de ce grand écrivain, il s’agit là de notions inopérantes. En effet, s’il faisait preuve de bravoure, c’était un peu, sans doute, en raison de sa personnalité mais bien davantage parce qu’il avait été formé à affronter ce danger, qu’il était préparé à y faire face par la force de l’habitude, qu’il y était contraint de par sa place dans la hiérarchie vis-à-vis des hommes qu’il commandait, que le Parti qu’on l’avait conditionné à révérer plus que la vie même l’avait investi d’une mission à laquelle il se devait de se sacrifier corps et âme…Pourtant, affrontant un adversaire et des méthodes qui lui étaient inconnus, il était incapable de se défendre : il dit alors de lui-même qu’il est un lapereau, terme explicite qui désigne d’ailleurs toutes les victimes sacrificielles de la Terreur soviétique dans son récit. C’est bien le même homme qui affronte la Wehrmacht et le Smertch, le même homme dont le comportement face au danger s’ajuste de telle ou telle manière selon qu’il y est préparé ou impréparé.
Il nous est donc à tous, indépendamment de nos prédispositions psychologiques, impossible ou en tout cas très difficile d’affronter un danger physique auquel rien, ni dans notre éducation ni dans notre expérience, ne nous a accoutumé. Cela est probablement d’autant plus vrai quand la violence surgit brusquement et de manière incompréhensible pour qui n’en est pas l’auteur. Je crois qu’alors l’impréparation, la brusquerie et l’incapacité de donner un sens à la situation que l’on rencontre ainsi que l’impossibilité de fuir sidèrent la victime du jeu et que cet état de sidération contribue à exciter davantage la graine de kapo qui s’adonne à ce jeu pervers d’humiliation et de domination. (Toujours est-il que la victime ne saurait être considérée comme responsable de l’agression qu’elle subit et que l’agresseur ne peutnullement être défaussé de sa culpabilité à l’endroit de l’acte qu’il commet sciemment, a fortiori quand l’agresseur est multiple et s’excite mutuellement.) C’est peut-être le même phénomène qui paralyse l’assistance.
Certes la force du nombre devrait jouer en faveur de l’assistance, beaucoup plus nombreuse que les assaillants. Mais c’est oublier que le groupe et la foule sont deux notions distinctes. Devant une même agression un groupe est toujours susceptible de se défendre mais la foule réagit par la panique ou l’indifférence, ce qui revient sensiblement au même. Un groupe est un ensemble d’individus conscient et solidaire dont les membres sont liés les uns aux autres ainsi qu’au groupe qu’ils constituent. La foule à l’opposé n’est qu’un agrégat d’individus qui n’ont aucun lien entre eux ni avec une entité collective à laquelle ils s’identifient. Un groupe pèse beaucoup plus que la simple addition des personnalités qui le constituent : 150 employés qui vont demander séparément une augmentation à leur gentil patron n’auront pas la même audience qu’une délégation syndicale représentant les mêmes 150 employés. La foule quant à elle ne représente pas même la somme des individus qu’elle contient : elle se contente de juxtaposer des individualités indépendantes les unes des autres ; la foule, par son caractère informel, sépare les individus plus qu’elle les réunit.
Aussi quand surgit la violence au sein d’une foule chacun des individus présents se trouve renvoyé à soi parce qu’il ne peut se référer à une collectivité qui n’existe pas. Dans la foule il n’y a pas de « nous » mais une juxtaposition de « je » et quand la violence surgit chacun de ces « je » se retrouve seul. Si, dans cette foule, sept individus en agressent une seule et que quarante-neuf autres personnes assistent à la scène le rapport de force ne s’en trouve pas pour autant renversé car ces quarante-neuf-là ne réagissent ni ne pensent en tant qu’ils sont sept fois plus nombreux que les agresseurs mais en tant qu’ils sont chacun seul face à sept adversaires potentiels. Et quand bien même un des spectateurs réagit à une situation qu’il juge insupportable en prenant son courage à deux mains, il agit toujours en tant qu’individu seul et isolé comme le sont les quarante-huit restants : il n’entraîne pas les autres parce qu’il n’ont aucun lien ni entre eux ni avec lui ; quoiqu’il se produise ce sont toujours des individus seuls et isolés qui affrontent la situation.
Qu’à l’issue de cette agression les spectateurs passifs abandonnent les victimes comme si de rien n’avait été n’est probablement que la conséquence de leur incapacité à y faire face au moment où elle avait lieu. En partant sans un regard pour les victimes et alors que tout danger a disparu ils abolissent un événement qui leur a été source d’angoisse à deux titres : d’abord la crainte de devenir eux-mêmes victimes et ensuite le renvoi par cette même crainte à leur propre vulnérabilité et fragilité de mammifère bipède social qui aime à oublier l’animal débile qu’il est et qui croit que les bêtes ont peur des hommes y compris les éléphants, les tigres et les pythons royaux. Par la compassion je souffre avec autrui, je reconnais que sa souffrance pourrait être mienne, je me confonds avec la victime. Au contraire en ne faisant preuve d’aucune compassion bien que j’ai assisté indéniablement à une scène pénible dont je ne peux bien sûr nier que ses protagonistes, agresseurs comme victimes, étaient humains j’abolis tout simplement la réalité de ce qui s’est produit alors qu’en venant en aide après que le danger s’est dissipé je l’entérine. Je crois que c’est pour ça que les gens refusent de témoigner même anonymement, parce qu’ils préfèrent renier la réalité des faits auxquels ils ont assisté passivement.
(C’est ce que montre le téléfilm Le train de18h19 avec Robin Renucci qui y joue le rôle d’un professeur d’université seul témoin d’un viol collectif dans un train. Avant de pouvoir témoigner auprès de la justice il connaîtra une lente et douloureuse maturation qui le conduira à se contraindre de reconnaître la réalité de ce qu’il a vu et à repousser la tentation de la dénégation des faits ; il lui faudra avouer à ses proches ce qu’il a vu et ce qu’il n’a pas fait ; il lui faudra même partir seul à la recherche des agresseurs pour se persuader du caractère tangible des faits auxquels il a assisté passivement. Un beau film un peu effrayant que je n’ai jamais pu regarder intégralement, en une seule fois, j’entends que je l’ai visionné par morceau : c’est assez dire quel sinistre individu je serais dans ce genre de situation…)
La question que pose ce fait divers n’est-elle pas tout bonnement notre incapacité contemporaine à faire société, à sortir de la foule anonyme pour former un groupe conscient ? Que voit-on bien souvent dans une salle d’attente ? Des gens nés avant guerre qui causent entre eux assez spontanément, d’autres nés après guerre et dans les années cinquante qui parviennent encore à discuter même s’il leur faut faire un petit effort pour cela, des quadragénaires et des trentenaires qui se jettent littéralement sur des Paris-Match vieux d’au moins deux ans pour éviter d’avoir à croiser le regard de leurs congénères, enfin les dernières générations qui n’ont même plus besoin de faire semblant de lire puisque elles emmènent avec elles leurs mp3 (mp comme mur portatif ?)…Le téléphone portable ne constitue-t-il pas à cet égard une métaphore de notre société atomisée ? On croit qu’il nous relie au monde alors qu’en fait il nous enferme dans notre cercle familial, amical et professionnel et contribue à nous séparer des inconnus qui nous entourent : si tu tombes en rade en pleine cambrousse tu peux appeler du secours, c’est-à-dire des connaissances, mais tu te moques des gens qui passent sans s’arrêter et si tu croises un type en rade sur le bas-côté tu continues ton chemin en te moquant pas mal du type avec son téléphone dans la main !
Quand l’autonomie individuelle que nous exigeons tous nous mène collectivement à l’anomie sociale ou quand nos chères libertés individuelles construisent les conditions de notre propre asservissement…
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