...et néanmoins sophistique, proposition collectiviste et individualiste en même temps, égalitaire et libertaire, etc.
Il est de bon ton à l’heure actuelle de pleurnicher sur le sort des malheureux qui meurent de froid la nuit, faute de logement. Il est de bon ton de s’offusquer contre le gouvernement et son incurie, les bailleurs et propriétaires et leur égoïsme, le chômage et l’exclusion qui empêchent le pauvre monde de payer un loyer, la pression exercée par la société sur les psychismes fragiles qui conduit les moins aptes à la lutte vers la désocialisation et l’errance. On peut toujours trouver des tas de raisons circonstanciées à l’origine de la crise du logement qui resurgit régulièrement en France, et sans doute un peu partout. Il n’empêche qu’on évacue un peu vite un élément essentiel à l’intelligence du problème : quoi qu’on dise ou fasse il impute toujours à l’individu la responsabilité de se loger, toujours on envisage le problème comme relevant d’une espèce de choix individuel alors qu’il est manifeste que se loger relève de la nécessité la plus absolue. Le logement permet de se protéger du froid et de la pluie et donc de rester en bonne santé physique ; il permet de conserver les aliments et les vêtements dont nous avons également besoin ; il permet d’échapper au regard et à la présence d’autrui, de protéger son intimité et de laisser libre cours à sa sexualité (débridée ou pas) et donc de rester en bonne santé psychique ; il offre un havre de repos au travailleur (ou au chômeur ou au retraité ou à l'étudiant ou au malade ou à la femme enceinte...) fatigué et lui permet de s’ouvrir au monde sachant qu’il peut toujours le fuir derrière ses murs s’il en éprouve le besoin. Aucun homme ne peut vivre dignement sans logement, c’est une chose qui nous apparaît tellement évidente qu’on ne pense même pas à l’argumenter. S’il est bien nécessaire de se loger, la liberté de choix de l’individu n’a donc rien à faire ici: toute liberté est abolie devant la nécessité, aussi désagréable soit-elle et nous ne sommes pas davantage libres de nous loger que de ne pas mourir ou de ne pas nous casser le poignet en tombant sur le trottoir. Ainsi l’individu ne saurait être tenu pour responsable du fait qu’il dispose ou non d’un logement comme du fait qu’il ait besoin d’un logement de tel ou tel type: si l'on considère légitime que celui qui ne peut payer un loyer n'est pas de logement alors qu'il est nécessaire à l'homme de se loger, qu'on m'explique à quoi sert la société, à quoi sert de vivre dans une société si celle-ci est incapable d'assurer à ses membres l'assurance de leur survie.
Pourquoi, dans ces conditions, le logement relevant de la nécessité, le soin de se procurer un toit incombe-t-il à l’individu qui n’est pas responsable de l’état général de l’économie ou du marché de l’immobilier ? Et d’ailleurs pourquoi existe-t-il un marché de l’immobilier ? Le marché présuppose le libre choix parmi une offre diverse, il organise la relation entre une demande et une offre ; il présuppose aussi que, pour que s’opère un choix rationnel et autonome, le demandeur puisse renoncer à l’objet du marché. Le marché implique en outre que la capacité de choisir dépend d’une évolution des coûts qui est elle-même déterminée par le rapport entre une demande et une offre, autrement dit par la capacité d’investissement des demandeurs autant que par la capacité de l'offre à répondre à la demande: ainsi l’offre de logements sera d’autant plus coûteuse que la capacité des demandeurs à payer plus cher le même bien grandira elle aussi, de sorte que deux logements rigoureusement identiques n’auront pas le même coût selon qu’ils se situent à Paris ou à Guéret : certes le niveau plus élevé de la demande à Paris expliquera en partie ce décalage mais ce n’est pas la seule raison : le niveau plus élevé du revenu d’un ménage parisien joue aussi un rôle important car si le coût financier de l’offre excède la capacité d’investissement du ménage il sera dans l’incapacité d’y souscrire, et si la capacité d’investissement globale des ménages est inférieure à ce coût financier le niveau de l’offre devra baisser. A niveau de tension égal sur le marché du logement le coût d’un même bien variera donc en fonction du niveau de revenu des demandeurs en compétition. On peut constater aisément ce phénomène dans les petites villes industrielles qui se trouvent absorbées par la croissance de grandes villes où les fonctions tertiaires supérieures sont surreprésentées : quand débarquent des familles de cadres supérieurs les prix grimpent en flèche et les ménages ouvriers qui pouvaient y trouver à se loger auparavant sont contraints de laisser la place ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les ménages modestes des grandes villes qui souhaitent accéder à la propriété s’installent à la campagne, et souvent à des dizaines de kilomètres de la grande ville. Ainsi les prix grimpent d’autant plus que les demandeurs sont eux-mêmes plus riches, ce qui implique que les plus faibles soient expulsés d’un marché où il n’ont que faire.
En fait ce marché de l’immobilier est un marché de dupe dont la finalité semble davantage de marquer les distinctions sociales que de permettre l’accès au logement : le « marché » immobilier et du logement n’est qu’une construction politique et non une réalité à laquelle il nous serait donnée de nous adapter, il est le moyen par lequel une société fondamentalement inégalitaire organise spatialement la ségrégation sociale. Organiser la culture de l’entre-soi constitue somme toute un artifice efficace afin de rendre invisible l’inégalité parmi les hommes qui fonde notre société soi-disant républicaine. Mais ce marché est aussi un instrument coercitif car, inévitablement, il se trouve toujours des vaincus dans la lutte pour accéder au logement, comme il se trouve toujours des privilégiés: nous avons aujourd'hui nos SDF, hier avait ses clochards et jadis ses chemineaux. N’est-ce pas un bon moyen, alors, de faire peur aux gens, de leur montrer la précarité de leur situation et donc leur intérêt à se soumettre à l’ordre des choses ? En organisant l’expulsion des plus faibles la société capitaliste contraint les individus compatissants que nous sommes tous (et qui, en conséquence, s’identifient aux exclus et aux victimes sacrificielles du système) à s’accrocher à leur statut social un peu moins inférieur et à perpétuer ainsi les inégalités : elle les contraint à ne pas remettre en cause un système efficace d'un point de vue strictement économique mais d'une extrême brutalité au point de vue social, ce en utilisant leur propre angoisse induite par l’empathie qu’ils ressentent envers les victimes en soumettant à leur regard et à leur conscience angoissée et compatissante ce qui arrive aux inadaptés ou aux insoumis. Et c'est ainsi que l'on se préoccupe beaucoup, quand on est libéral (de gauche ou de droite), de l'accession à la propriété des classes dites populaires, pour les instituer en agents de leur propre assujettissement, en défenseurs d'un ordre qui finit toujours par les écraser d'une manière ou d'une autre, un jour ou l'autre: en devenant propriétaires les ménages modestes (et les autres avec eux d'ailleurs) croient se protéger de la précarité qui les angoisse quand ils ne font que contribuer à entretenir cette éternelle crise du logement qui est source de leur angoisse. L’exclusion sociale et l’expulsion du marché des plus faibles sont bien consubstantielles à cet absurde marché, il est par conséquent dérisoire et ridicule de verser une larme sur le sort des « malheureux » si on ne remet pas en cause dans son existence même un marché dont les effets néfastes, s’ils peuvent être par moment contenus par quelque expédient, resurgissent telles qu’en eux-mêmes à intervalles réguliers. Dit autrement, ce n'est pas la somme des résolutions individuelles qui résout un problème politique. Et le problème politique ce n'est pas la crise du logement mais l'existence d'un marché du logement.
Nous ne sommes pas libres de nous loger mais nous ne sommes pas davantage libres de choisir tel ou tel logement. Même là l’idée d’un libre choix que chacun pourrait déterminer relève de l’absurdité puisque c’est du niveau de revenu que dépend l’étendue du choix du type de logement : un cadre supérieur célibataire a plus de choix qu’un couple de smicards à temps partiel avec trois enfants. Si liberté il y a c’est alors d’une liberté relative à la richesse et à l’entregent, autrement dit de la liberté du plus fort de dominer et d’opprimer le plus faible, liberté fallacieuse puisque je ne peux être libre que pour autant que je reconnais autrui comme mon égal en liberté et donc m’interdis de le dominer comme je lui interdis de me dominer, le tout étant assuré par le contrat social qui fonde une société d’hommes libres et égaux et la collectivité instituée par eux à cette fin. Ainsi dans une société régie par un contrat assurant liberté et égalité (c’est-à-dire liberté dans l’égalité et égalité dans la liberté) le logement, s’il est reconnu comme une nécessité à laquelle l’individu doit se plier et non comme une possibilité soumise au libre choix de l’individu, ne peut être laissé au soin d’un marché qui n’est qu’une illusion et une construction politique en totale contradiction avec les principes de notre République dont la finalité est justement d’assurer la réalisation du contrat social. La question du logement constitue effectivement un problème politique et non individuel : si nous ne sommes pas libres de nous loger et que la société républicaine a pour fin la liberté et l’égalité des hommes alors c’est à la Cité qu’il appartient de se saisir de la question du logement et d’assurer à chacun un logement comme elle assure à chacun l’accès aux soins.
Pourquoi, alors, ne pas abolir purement et simplement le marché du logement et la propriété privée en matière immobilière ? Ainsi serait instituée une caisse nationale de l’habitat à laquelle chaque ménage cotiserait au prorata de son revenu, cotisation en échange de laquelle il aurait droit à un logement adapté à ses besoins. La politique de l’habitat relèverait d’un ministère national chargé de légiférer dans le domaine de l’urbanisme et de l’habitat, de définir les orientations politiques telles que le niveau des cotisations tandis que la gestion effective de l’urbanisme et de l’habitat serait confiée à des préfets élus au suffrage universel dans le cadre des bassins de vie. Ainsi, chaque ménage cotisant, il aurait droit à un logement décent, la collectivité ayant le devoir de lui en fournir un du fait même qu’il cotise. Dans ces conditions tous les citoyens seraient dans la même galère, les classes supérieures et moyennes ne pourraient plus compter sur leur argent ou leur entregent pour leur assurer un logement et donc faire comme si de rien n’était : si les médecins, les avocats ou les hauts fonctionnaires affrontaient les mêmes difficultés d'accès au logement dans des conditions décentes que les chômeurs, les smicards et les travailleurs pauvres ou précaires nul doute qu’il n’y aurait pas de crise du logement. Bien sûr, pour être viable, un tel système nécessiterait d’établir des standards élevés de confort pour tous de même que des modalités efficaces d’application des règles de bon voisinage ainsi qu’une lutte sans faille contre la violence et la délinquance, une véritable prise en charge des enfants, des adolescents et des adultes en difficulté afin de prévenir les comportements déviants et les troubles psychiatriques, une abolition pure et simple de la pauvreté et du chômage, etc. ce qui passerait sans doute par un renforcement du contrôle social : peut-être faudrait-il, à l’instar de ce qui s’est fait au Venezuela, instituer des « conseils communaux » (à une échelle micro-locale de cent à deux cents ménages) en charge des problèmes afférents à la communauté de voisinage et aptes à attirer l’attention des services sociaux ou judiciaires le cas échéant. Sans aucun doute cela aurait des aspects désagréables mais ça serait peut-être préférable aux portes blindées, murs d’enceinte et caméras de surveillance qui nous protègent des autres en nous emprisonnant.
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