Opinions idiotes d'un butor prétentieux

dimanche 4 février 2007

Méditations sur les séparatismes régionaux qui touchent certains Etats de l'Europe...

...vaguement mis en relation avec l'unification politique du continent, qui débouchent finalement sur de menues questions sans réponse.

Lorsqu’en 1991 l’URSS s’est effondrée les Etats membres de la CEE négociaient le traité de Maastricht qui allait donner naissance à l’Union européenne ; quelques mois après la République socialiste fédérative de Yougoslavie disparaissait. Ainsi au moment où les Douze qui formaient alors la Communauté économique européenne resserraient leur union il naissait en Europe quinze nouveaux Etats (Russie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Ukraine, Moldavie, Biélorussie, Estonie, Lettonie, Lituanie ; Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine, fédération serbo-monténégrine –d’où sont issus quinze plus tard trois nouveaux Etats : Serbie, Monténégro, Kosovo) ; quand la majeure partie des nations de l’Europe occidentale ouvrait ses frontières il s’en traçait, en Europe centrale et orientale, de nouvelles couvrant une distance de vingt-cinq mille kilomètres. Depuis lors l’UE s’est élargie à l’Europe centrale puis aux Balkans, incluant même trois ex-républiques soviétiques (les pays baltes) et une ex-yougoslave (la Slovénie). Aujourd’hui les crises frontalières ouvertes par l’effondrement du communisme à l’Est semblent passées ou en voie de résolution, apparaissent toutefois de nouvelles revendications séparatistes, voire irrédentistes, au sein même d’Etat membre de l’Union.

Il faut noter à ce sujet que, si les mouvements indépendantistes envisagent l’indépendance de ce qu’ils revendiquent comme leurs nations, c’est généralement en tant que membre de l’Union européenne : s’il est question d’indépendance c’est relativement à un Etat désormais ressenti comme étranger et non relativement à l’Europe. Les apôtres de l’Europe des régions voient dans ces revendications un moyen de liquider les grands Etats : quand ils sont fédéralistes afin de rendre possible des Etats-Unis d’Europe (mais reste à démontrer l’existence d’un lien de cause à effet entre la taille démographique ou économique d’une nation et son sentiment à l’égard de l’Europe : entre la grande Allemagne et la petite Autriche laquelle est la plus favorable à un fédéralisme européen ?), quand ils sont séparatistes, et qu’ils prêchent dans le désert, afin de réaliser l’indépendance de leur « nation » alors que l’énorme majorité des citoyens de ladite supposée nation y est opposée (c’est le cas des indépendantistes bretons ou occitans, par exemple, qui sont « euro-régionalistes » faute de pouvoir convaincre les populations de ces régions qu’elles forment des peuples opprimés voire colonisés) ; les libertariens et les ultra-libéraux y voient sans doute une délégitimation de l’Etat en général, les anarchistes seront probablement d’accord avec eux. Ces opinions peuvent apparaître sympathiques mais ne résistent pas aux faits. En effet les mouvements séparatistes européens ne se présentent pas comme régionalistes mais comme nationalistes : si les indépendantistes flamands du Vlaams Belang, qui sont d’extrême droite, exigent la création d’une république flamande ils ne se représentent pas celle-ci comme un Land d’une hypothétique fédération européenne mais comme une nation à part entière ; idem pour les indépendantistes du Parti national écossais, qui se situent à gauche sur l’échiquier politique et n’ont pas davantage d’affinités avec le Vlaams Belang que le parti socialiste français. L’objectif des indépendantistes, qu’ils soient libéraux-démocrates, conservateurs ou sociaux-démocrates, gauchisants ou fascisants, reste la création d’un Etat national au sein d’une Europe unifiée sur un mode communautaire plutôt que fédéral. Et d’ailleurs s’ils revendiquent l’indépendance c’est justement parce qu’ils ne reconnaissent plus leurs pays comme des provinces mais comme des nations. Le phénomène en cours n’est donc pas lié à un processus d’émiettement des grands Etats initiés par des peuples qui penseraient résoudre des contradictions territoriales rendues plus aiguës par la compétition économique ou la suppression des frontières intérieures de l’UE en constituant des entités séparées supposément plus adaptées.

Et d’ailleurs si c’était le cas, la France, qui est le plus vaste pays d’Europe, devrait être ravagée par les séparatismes. Or les seules régions métropolitaines (la Bretagne, le Pays basque et la Corse) où existent des revendications de ce type restent à une écrasante majorité hostile à toute idée d’indépendance et il n’est même pas certain que la création de régions autonomes dans le cadre de la République y recueillerait les suffrages d’une majorité d’électeurs ; quant aux régions d’Outre-Mer elles aussi s’opposent à l’indépendance même si les revendications y sont plus importantes (notamment en Martinique et Guyane). Plus généralement les Français sont souvent sceptiques, quand ils ne sont pas tout simplement indifférents, devant la décentralisation (qui est pourtant parmi les moins poussées d’Europe). A l’inverse la Belgique, dont la superficie équivaut à celle de la Normandie, est travaillée par le nationalisme flamand : certes dans le cas belge on évoque souvent un égoïsme flamand, en mettant en avant le refus chez les Flamands de financer la Wallonie, mais c’est oublier que le nationalisme flamand est apparu et a pris son essor à une époque où la situation était inversée : alors c’étaient les provinces wallonnes qui étaient prospères et nombre de Flamands en étaient réduits à émigrer, notamment en France ; par ailleurs on pourrait aussi soupçonner les Wallons d’être fidèles à la Belgique par intérêt égoïste quand on sait que la Wallonie est trente pour cent moins riche que la moyenne belge, ce qui, en cas de dissolution du royaume, entraînerait une baisse conséquente des dépenses publiques en Wallonie, notamment des dépenses sociales qui représentent plus de la moitié des dépenses publiques ; il est d’ailleurs intéressant de constater à ces égard l’évolution du sentiment des Wallons vis-à-vis de la monarchie : eux qui avaient voté en faveur de l’instauration d’une République belge au sortir de la Seconde Guerre mondiale se sont convertis depuis au monarchisme, la fidélité envers le roi toujours prégnante chez les Flamands étant peut-être le principal obstacle (qui serait donc d’ordre psychologique plus que politique) à l’indépendance flamande on est en droit de se poser des questions à propos du monarchisme wallon survenant comme un anachronisme à une époque où même les Britanniques se posent des questions quant à l’avenir de la monarchie. L’argument de l’égoïsme d’un territoire riche refusant de partager avec des territoires pauvres ne me convainc pas davantage. Ainsi l’Etat libre de Bavière, peuplé de plus de douze millions d’habitants, dont l’économie en expansion continue est aujourd’hui la plus puissante d’Allemagne, s’il accédait à l’indépendance serait le plus puissant Etat d’Europe centrale et pourtant il n’y a pas de parti national bavarois (ou s’il existe il recueille peu de suffrages) ; a contrario la dévolution écossaise dépend essentiellement des largesses du gouvernement britannique qui lui octroie un budget supérieur à ce qu’il serait si l’Ecosse se constituait en république indépendante, ce qui n’empêche nullement un tiers des Ecossais de soutenir l’indépendance de leur pays. Ainsi la Navarre n’est pas moins riche que le Pays basque et personne n’y demande l’indépendance. Il en est de même pour l’argument du particularisme car je ne crois pas que les Tyroliens d’Autriche soient moins conscients de leur identité particulière que les Catalans d’Espagne bien qu’aucun Tyrolien ne réclame l’indépendance de son Land alors que nombre de Catalans souhaitent celle de leur Generalitat. L’argument de la spécificité linguistique ne me semble pas davantage pertinent : après tout le Catalan est autant parlé aux Baléares qu’en Catalogne et rares sont les Baléarais qui revendiquent l’indépendance et encore plus rares ceux qui souhaitent l’intégration de leurs îles à une République catalane ; quant aux Ecossais, dont les langues celtique et anglo-saxonne ont quasiment disparu, ils sont bien plus nombreux à vouloir l’indépendance que les Gallois dont la langue est toujours vivante.

Aucune raison objective n’est à la source des revendications séparatistes car, si parfois la langue, l’histoire, l’économie ou quelque autre raison semble être à l’origine de celles-ci, elles ne jouent pas systématiquement le même rôle et font davantage office de support à la revendication, d’argument adressé aux autres afin d’étayer la revendication, que d’élément déclenchant. En fait ce qui entre en jeu n’est pas la réalité linguistique, historique ou économique mais la perception que l’on en a. Ainsi les Baléarais et les Catalans pratiquent à peu près la même langue ; seulement, si les seconds ont développé une forte conscience politique qui se pense séparément de l’Espagne (comme le montre la rédaction du Statut catalan élaboré par le gouvernement de Catalogne, entériné par le Parlement espagnol et ratifié par le peuple catalan, qui reconnaît la Catalogne comme une nation en tant que telle : ainsi le territoire catalan ressortit de l’Etat espagnol mais les citoyens catalans n’appartiennent plus à la nation espagnole, ce qui explique une revendication qui peut paraître anodine mais qui serait symboliquement très forte : la reconnaissance d’équipes sportives catalanes séparées des équipes espagnoles, sur le modèle britannique où Gallois, Ecossais et Anglais participent séparément aux compétitions sportives internationales), les premiers se considèrent toujours comme une région de l’Espagne et leur conscience politique régionale ne peut se distinguer chez eux de la conscience plus large d’être espagnols. La communauté linguistique et la proximité géographique, voire historique, ne mène pas nécessairement à une conscience politique commune ni à une même perception des particularismes locaux. A l’inverse des Catalans et Baléarais, les Ecossais pratiquaient autrefois deux langues, aussi distinctes que le sont l’anglais et le gallois contemporain : au nord ils parlaient une langue celtique, au sud une langue anglo-saxonne et pourtant le sentiment unitaire s’est toujours maintenu parmi eux malgré de fortes disparités régionales, malgré une « union » avec l’Angleterre qui s’est apparentée à une forme d’annexion puisque pendant près de trois siècles l’Ecosse a été gouvernée par un secrétariat d’Etat implanté à Londres pendant que ses lois étaient votées par la Chambre des Communes, malgré la quasi disparition des langues écossaises dont les locuteurs ne sont plus que quelques dizaines de milliers sur cinq millions d’habitants, malgré l’intégration économique avec l’Angleterre et malgré l’énorme émigration écossaise vers le Nouveau Monde des dix-neuvième et vingtième siècles. L’intérêt économique ne peut pas davantage être considéré comme étant à l’origine de ces revendications car si c’était le cas je crois que les habitants des régions du nord et du centre de l’Ecosse devraient plutôt s’opposer à une indépendance qui contraindrait sans doute la République nouvelle à concentrer ses investissements dans ses régions les plus dynamiques et a réduire son soutien aux régions en retard, du fait que l’accession à l’indépendance la priverait de la munificence du gouvernement britannique (qui n’est peut-être pas complètement désintéressée si l’on considère que c’est grâce aux députés écossais que le Labour est majoritaire à la Chambre des Communes), amputant ainsi un budget écossais disproportionné eu égard tant au peuplement qu’à la richesse du pays ; mais le fait est que les gens du Highland, région du bout du monde peu développée (j’imagine en tout cas) où la densité de population est de huit habitants par kilomètre carré (contre quatorze en Lozère), le fait est que ces gens ne sont pas davantage sensibles à ce genre de raisonnement que ceux d’Edimbourg. En fait ce n’est pas parce qu’il existe des intérêts économiques divergents, des langues distinctes ou des histoires différentes que des populations liées prennent conscience de la nécessité de la séparation mais parce qu’elles sont conscientes a priori d’être séparées qu’elles mettent en avant ces divergences, ces distinctions, ces différences afin d’en user en tant qu’arguments politiques avec comme perspective la justification de l’indépendance ou de l’autonomie.

L’identité ne procède pas de critères objectifs : elle les fonde afin de justifier l’existence de la communauté. Ainsi là où la langue distingue la population en train de se constituer en peuple, l’identité mettra en avant la langue : les Flamands en sont un bel exemple qui vont jusqu’à sous-titrer des films néerlandais alors qu’ils parlent à peu près la même langue et qu’il existe par ailleurs des variétés dialectales entre les cinq provinces flamandes ; mais cela les nationalistes le nieront et les gens finiront par se persuader qu’ils parlent la langue flamande même si le parler du Limbourg occidental (en Flandre belge) est peut-être plus proche de celui du Limbourg oriental (qui fait partie des Pays-Bas) que de celui de Bruges. La question des frontières de l’Europe, qui agite tant les esprits, n’est pas sans enseignement à cet égard. En effet selon que la Turquie deviendra ou pas européenne dépendra la définition de l’identité européenne, en tout elle sera orientée différemment : ceux qui perçoivent l’Europe comme la version sécularisée de la Chrétienté s’opposeront à une intégration turque qui signifierait pour eux désintégration de l’Europe alors que les anti-chrétiens soutiendront l’entrée d’un pays musulman qui deviendrait à termele plus peuplé de l’Union (ce qui ne signifie pas que tout opposant à l’intégration turque est nécessairement un chrétien forcené ni que les turcophiles le sont tous par anti-christianisme) ; si ces présupposés idéologiques surgissent dans le débat c’est tout simplement que l’affirmation d’une identité européenne reposant sur la continuation du christianisme serait impossible si la Turquie est ses soixante-quatorze millions d’habitants, musulmans à quatre-vingts pour cent, devenait européenne : l’objet de cet affrontement idéologique constitue un moment de la dispute entre ceux pour qui les évolutions qu’a connues la civilisation européenne depuis le dix-huitième siècle ne sont que la continuation sous une forme différente du christianisme et ceux pour qui l’Europe contemporaine s’est construite contre le christianisme. Selon que la frontière sud-orientale de l’Union sera tracée le long de l’Edirne ou au pied du Caucase, l’Europe se forgera une identité différente. L’identité c’est ce qui réunit un groupe déjà constitué, elle surgit après que le groupe a été constitué et n’est donc pas ce qui déclenche le désir d’autonomie et d’indépendance.

Reste à savoir quelle attitude adopter face à ces revendications, du moins quand elles sont majoritaires : faut-il les refuser en bloc, quitte à piétiner un principe fondamental de la démocratie comme la souveraineté populaire dont l’une des conséquences est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Ou faut-il édicter des procédures légales au niveau de l’Union européenne afin d’encadrer les accessions éventuelles à l’indépendance de territoires intégrés à des Etats membres ? Au-delà des ces problèmes une question se pose : l’existence même de l’Union ne facilite-t-elle pas la constitution des petites nations en Etats indépendants en rendant viable leur survie aux plans économique, monétaire et tout simplement sécuritaire ?

samedi 3 février 2007

Où je pontifie à propos de la croissance et somme le citoyen que je suis parfois de cesser...

...de croire à des contes pour enfants auxquels les enfants eux-mêmes ne croiraient pas si la gentille maîtresse ou le gentil papa se mettaient en tête de les leur conter.

Sans création de richesse, pas de partage possible, clament en chœur les partisans de la croissance économique. Ce raisonnement est certainement judicieux dans un pays comme la Chine ou la Roumanie, le Sénégal ou le Paraguay, cependant il me semble quelque peu problématique dans un pays comme la France, comme dans les pays européens plus généralement. En effet jamais la France pas plus que l’Europe ne se sont appauvris durant les trente dernières années, depuis le début de la crise économique censément survenue suite au premier choc pétrolier. Dans notre pays la fameuse croissance a certes été plus faible qu’en Grande-Bretagne ou en Irlande mais elle n’en a pas moins été positive, hormis en 1993 où une très légère récession s’est produite, vite corrigée d’ailleurs au cours de l’année suivante. Autrement dit la France n’est pas plus pauvre à l’heure actuelle qu’elle ne l’était il y a dix, vingt ou trente ans et s’il y a crise elle est sociale et non économique, elle consiste en une contraction de la masse salariale davantage qu’en une contraction de la richesse nationale. Et pourtant le discours sur la nécessité de stimuler la croissance économique envahit l’espace politique et médiatique avec une pérennité et une évidence assez surprenantes. Je veux bien croire que bénéficier d’une croissance forte de l’économie représente un atout considérable pour faciliter la création d’emploi ; cela étant, un certain taux de croissance n’entraîne pas mécaniquement un même taux de création d’emploi, ainsi la forte croissance de la fin des années quatre-vingt-dix a-t-elle été plus riche en emploi que la phase d’expansion équivalente survenue la décennie précédente. Et cela ne change rien au fait qu’aucun pays occidental ne s’appauvrit en période de crise (réelle ou supposée) ; cela ne change non plus rien au fait que ce que nous nommons « crise économique » signifie en réalité un ralentissement du rythme de l’accroissement de la richesse. Mais le discours médiatique et politique est tout entier envahi par cette croissance sans laquelle aucun plein-emploi n’est possible.

Et pour cause, il faut bien justifier les réformes nécessaires mais douloureuses qui nous sont présentées par les prêtres de la croissance comme des mesures propitiatoires. Ainsi la nation est « en crise » (c’est-à-dire qu’elle s’enrichit à un rythme relativement lent), crise qui provoque officiellement du chômage ; le chômage quant à lui ne peut être résorbé que par la création d’emplois nouveaux ; or pour créer des emplois il faut de la croissance et pour obtenir ladite croissance il faut réformer essentiellement le marché du travail et la fiscalité. Et à quoi consistent ces réformes destinées à nous concilier les dieux de l’Economie ? A baisser la fiscalité qui pèse sur le capital et les plus riches d’une part et à baisser les salaires et à réduire les protections juridiques des salariés ainsi que les systèmes de solidarité nationaux de l’autre, mesures qui correspondent aux immémoriales lubies de la classe capitaliste qui l’avaient conduite à la collaboration active avec les régimes fascistes, collaboration qui elle-même permit indirectement, en raison du discrédit moral jeté sur ladite classe, la mis en œuvre de réformes véritables à la Libération. N’est-ce pas là la raison pour laquelle le discours sur la croissance est ressassé jusqu’à l’envi ? N’est-ce pas tout simplement qu’il n’est que l’instrument d’un chantage ignoble à la réforme, « réforme » en langage capitaliste libéral devenant synonyme de régression sociale ? Car, si on admet communément que l’année 1983 constitue un tournant dans les politiques économiques, sociales et fiscales, cela veut dire que depuis vingt-trois ans maintenant nous subissons ces « réformes nécessaires mais douloureuses », comprendre nécessaires pour l’enrichissement des capitalistes et de leurs affidés et douloureuses pour ceux qui n’ont que leur travail pour les faire vivre, leur travail et la désormais fameuse « valeur travail » qui, comme par enchantement, surgit inopinément, et néanmoins opportunément, au moment où les conditions d’embauche se dégradent lentement, où les conditions de travail se dégradent lentement, où les conditions de vie de ceux qui vivent de leur travail se dégradent lentement ! Vingt-trois ans de flexibilisation du marché du travail, de modération salariale, de démantèlement de l’assurance-chômage, de privatisations, de libéralisations, de suppression des barrières douanières, etc. ; vingt-trois ans de réformes qui sont autant de cadeaux aux entreprises que la propagande libérale institue en propriété exclusive de l’actionnaire, le salarié n’étant plus qu’un coût toujours trop élevé, un parasite qui porte atteinte aux profits des rentiers (il est à noter que le propos sur la valeur travail vaut essentiellement pour les « travailleurs peu qualifiés », que le malheur du temps oblige à mal payer, et s’estompe au fur et à mesure que l’on se rapproche des lieux de pouvoir de l’économie capitaliste pour disparaître complètement quand on parvient à la caste des rentiers qui vivent du travail des travailleurs).

Mais le problème de la France c’est la croissance et surtout comment retrouver un rythme soutenu de croissance ; le problème de la France c’est comment justifier des réformes toujours plus brutales et impopulaires, et surtout comment éviter toute remise en cause desdites réformes. En effet, les réformes menées sans arrêt au nom de la croissance, de l’Europe, de la paix dans le monde et de la lutte contre la calvitie chez l’enfant, ces réformes nécessaires mais douloureuses ne sont, comme il se doit, jamais auditées. J’en veux pour preuve la libéralisation de l’électricité, une ode à la pensée Circulaire. Ainsi l’ouverture du marché de l’électricité a été décidée au milieu des années quatre-vingt-dix, à une époque où la production électrique était excédentaire, peu coûteuse pour les consommateurs et pourvoyeuse de ces odieux emplois statutaires ainsi que de leurs insoutenables coûts salariaux (qui n’empêchaient pas l’électricité d’être bon marché). Pendant dix ans notre compagnie nationale a claqué des dizaines de milliards d’euros en rachat de concurrents étrangers, à tel point qu’elle a dû s’endetter comme jamais auparavant, durant cette époque soviétique attentatoire aux libertés individuelles et à la goinfrerie capitaliste où la France subissait la dictature irresponsable du salariat parasitaire, époque, joug en vérité, qu’on ne peut évoquer sans frémir de tous ses membres ; bien évidemment, puisque EDF s’est endettée pour bouffer ces futurs concurrents étrangers, elle n’a pu investir dans le renouvellement ou l’accroissement de ses capacités de production, en tout cas pas suffisamment pour assurer un niveau de production satisfaisant dix ans après le début de la libéralisation. Voilà comment la libéralisation aboutit à la pénurie, comment la pénurie induite par la libéralisation justifie a posteriori ladite libéralisation ; voilà comment le Cercle de la raison Circularise en rond, comment les hommes Circulaires étouffent l’esprit critique à la manière d’un boa constricteur qui s’enroule autour de sa proie. Mais, outre les conséquences industrielles de la libéralisation, qu’en est-il de l’évolution de l’emploi dans le secteur électrique en France, en clair : combien d’emplois détruits par EDF et combien d’emplois créés par les nouveaux arrivants sur ce qui constitue désormais un marché ? Qu’en est-il de l’évolution de la masse salariale, à quels niveaux de salaire correspondent les emplois détruits par EDF et ceux créés par la concurrence ? Qu’en est-il de l’évolution de l’investissement dans la recherche et développement, EDF et concurrents privés confondus, depuis le début de la libéralisation jusqu’à aujourd’hui ? Bizarrement, alors que les rapports sur la nécessité de réformer, libéraliser, déréguler, etc. abondent, aucun ne traite ces questions, en tout cas aucun qui ait été médiatisé et qui soit parvenu jusqu’à mes oreilles distraites ; cela étant, au vu des évolutions de la production et des coûts qui vont à rebours des théories libérales (puisque les coûts augmentent alors qu’ils devaient baisser, mais c’est bien sûr la faute au pétrole et au gaz ; que les capacités de production se dégradent relativement aux besoins alors qu’ils devaient augmenter mais c’est bien sûr parce qu’on n’est pas allé assez loin dans la libéralisation), on est tout de même en droit de se poser ces questions et d’imaginer des réponses elles aussi contradictoires aux théories officielles qui ont présidé à la libéralisation. (Ce qui vaut pour le secteur électrique vaut pour tous les autres d’ailleurs).

De même on est en droit de se poser des questions quant aux fins poursuivies par ces réformes au vu de leurs conséquences sociales et de leur inefficacité économique. Tout porte à croire que ce qui est visé par ces réformes qui n’aboutissent à rien et encore moins à leur objectif annoncé n’est pas tant l’activité économique mais le salariat et les statuts qu’il a instaurés contre la volonté des entreprises et du capital et contre la volonté des politiciens, de quelque couleur qu’ils se parent. Car, si la réforme du secteur électrique en France n’améliore pas la production et ne fait pas baisser les prix, il apparaît que ce sont bien les salariés d’EDF et leurs statuts qui subissent une réduction de leurs avantages et les capitalistes qui en tirent profit. De là à dire que la libéralisation avait pour but implicite la destruction du salariat à statut, à revenu (salaire ou pension) relativement élevé, à avantages sociaux conséquents (notamment le fameux comité d’entreprise qui énerve les imbéciles et les réactionnaires qui nous gouvernent) travaillant dans le secteur électrique il n’y a qu’un pas que je franchis sans hésiter tant cela saute aux yeux de qui ôte les œillères que lui ont posées l’école et la télévision depuis vingt ans. Et quoi d’étonnant d’ailleurs ? Ce n’est que l’achèvement du grand œuvre auquel se sont attelé les gouvernements français depuis 1983, qui consiste à imputer aux salariés la responsabilité du chômage, aux salariés et à leurs statuts ainsi qu’à leurs exigences financières jamais rassasiées, imputation d’autant plus absurde que les salariés n’ont aucun pouvoir au sein des entreprises françaises, qu’ils sont tenus à l’écart des prises de décision dont ils subissent les conséquences et ne peuvent par conséquent être tenus responsables de l’évolution des entreprises, de leur incapacité à anticiper, de leur faible propension à investir et de leur peu d’appétence pour l’innovation comme pour la recherche, de leur frilosité à l’exportation et de leur archaïsme managérial le cas échéant. Toutefois l’imputation aux salariés de la responsabilité du chômage de masse n’est pas anodine : elle concourt à justifier les réformes et accompagne le blabla sur la croissance qui ne reviendra nous sauver que quand elles auront été menées à bien. En fait, puisque la croissance est nécessaire pour créer de l’emploi, les tenants de l’idéologie libérale-concurrentielle en viennent à initier de ces raisonnements circulaires qui sont leur marque de fabrique : la croissance crée de l’emploi donc l’emploi crée la croissance, en conséquence de quoi il faut adapter l’emploi aux exigences du moteur de la croissance, le capital ou plus précisément l’investissement du capital, le travail dans tout ça ayant complètement disparu (mais pas la valeur travail !).

Et si c’était justement les réformes qui étaient à la source du chômage de masse ? Si c’était la libéralisation de l’économie qui était la cause du chômage et non la solution à ce problème. Les obsédés du libre-échange, des libéralisations et des privatisations peuvent brailler autant qu’ils veulent, ils sont libres de jeter l’anathème sur les méchants « populistes » (comme ils disent dans leur langage réactionnaire et anti-démocratique : le populisme c’est mal, l’élitisme c’est bien ; défendre le peuple c’est mal, défendre l’élite c’est bien, etc. : que ne défendent-ils la société sans classes alors ces braves gens ? le meilleur moyen d’éliminer ce populisme tellement dangereux pour la démocratie ne consisterait-il pas à supprimer carrément le peuple en l’élevant au même niveau que l’élite autoproclamée ? mais je sens que je retombe dans le « populisme » et ferme ma parenthèse) qui mettent en cause leurs mensonges, la réalité de la brutalité du monde qu’ils sont en train d’édifier n’en apparaît pas moins chaque jour plus visible. Pour prendre un exemple concret je me référerai aux offices HLM. Il y a encore peu ces offices publics prenaient en charge la totalité des activités d’entretien des immeubles dont ils ont la gestion : c’est ainsi qu’ils embauchaient des peintres, des gardiens, etc. Epoque barbare qu’un vent Circulaire de libéralisation est en train de réduire à néant : ainsi dorénavant, plus de gardien ou de peintres fonctionnaires, les activités d’entretien des bâtiments sont confiés à des prestataires de service privés. Il se trouve que, étrangement, quand on transfère les activités de gardiennage à des prestataires, l’emploi en prend un coup, les gardiens fonctionnaires employés à temps plein et salaire indiciel étant remplacés par des employés à temps partiel appointés au SMIC généralement moins nombreux, de sorte qu’en ouvrant à la concurrence on ne crée pas d’emploi mais qu’on en détruit, et non seulement on détruit de l’emploi mais en plus l’emploi créé est dégradé en terme de revenu comme en terme d’avantages sociaux ; en outre en confiant à des prestataires privés le soin de tâches particulières on contribue également à déqualifier le travail, par exemple les employés d’entretien se trouvent confinés dans une seule et unique tache qui est le ménage. Comme les loyers ne diminuent pas il est difficile de croire que l’on agit de la sorte pour le bien des locataires. Certes d’un cas particulier on ne peut pas tirer une règle générale et ce n’est d’ailleurs pas mon intention mais on peut en tirer argument afin de contrer le bourrage de crâne qui veut nous faire croire qu’il suffit d’ouvrir un secteur à la concurrence pour créer de l’emploi et résoudre globalement le problème du chômage. En l’occurrence libéralisation égale perte d’emploi, baisse de salaire, ce qui implique pour la collectivité publique perte de recettes fiscales et hausse des dépenses d’aide sociale.

Mais, comme de juste, aucune étude ne traite ces questions, les experts indépendants préfèrent réécrire indéfiniment les mêmes recommandations sur le niveau excessif des salaires, des protections de l’emploi et des rigidités qu’elles entraînent, etc., tout cela afin de stimuler la croissance, laquelle résoudra tous nos problèmes d’un coup de baguette magique, tout du moins sommes-nous invités à le croire. Ainsi foin de toute discussion quant à la qualité des emplois, des salaires qui y sont liés, des perspectives d’avenir qu’ils procurent ou pas à leurs titulaires : la seule préoccupation c’est créer de l’emploi et stimuler la croissance, ce qui revient au même dans la logomachie libérale. On comprend bien pourquoi quand on regarde le monde en cessant de voir dans l’humanité un agrégat d’agents rationnels dont la seule vocation serait de servir l’Economie ; on comprend pourquoi quand on regarde l’évolution sociale de la France et les conséquences épouvantables de vingt-trois années de libéralisation forcenée. D’ailleurs si la croissance représentait cette merveille qui résout tous les problèmes par sa seule apparition, les pays qui connaissent une croissance forte devraient n’avoir aucun problème, en tout cas les problèmes sociaux devraient y être moins aigus que chez nous. Or il n’en est rien, la pauvreté est aussi grave en Irlande qu’en France, en Espagne qu’en Allemagne ; qui plus est, dans notre pays, la réapparition d’un phénomène comme la pauvreté laborieuse date de la période de forte croissance des années 1998/2001, de même que l’expansion du travail précaire. De fait, croissance ou pas croissance, on retrouve à peu près les mêmes phénomènes dans tous les pays d’Europe, aussi pourquoi cette omniprésence du discours médiatique et politique (et je ne parle pas des experts !) sur la croissance comme seule voie possible afin de réduire le chômage et les problèmes sociaux afférents ? N’est-ce pas tout bonnement qu’il s’agit de masquer la réalité des choses, la triste réalité d’une économie libérale sans issue au point de vue social et humain parce que sa seule finalité réside en l’enrichissement indéfini d’un capital érigé au rang de divinité ? La croissance n’a-t-elle pas pour but d’oblitérer le monde tel qu’il est et tel qu’il ne peut manquer d’être en raison des réformes libérales qui sont menées ?

C’est un fait que, tant que la croissance est présentée comme la voie unique de sauvetage, tout discours alternatif à la logomachie libérale est inaudible puisque le discours qui prône la croissance de manière obsessionnelle lie celle-ci à la libéralisation de l’économie et tout ce qui s’ensuit, c’est-à-dire aux politiques qui sont à l’origine de la crise sociale que la France traverse. Le peuple doit croire à la croissance et c’est pourquoi cette dernière envahit et sature l’espace médiatique et politique : tant que la gueusaille croit à la propagande pro-croissance elle ne remet pas en cause la dégradation de ses conditions de travail, d’embauche, de salaire et de vie puisque celle-ci lui est présentée comme un mal nécessaire, un col à franchir au-delà duquel la pierraille où il s’esquinte les arpions cèdera la place aux jardins édéniques parmi la luxuriance desquelles elle s’abreuvera du miel et du lait que les mânes de l’Economie lui procureront. Cette croyance en la croissance relève donc de l’aliénation pure et simple, elle conduit les travailleurs à devenir étrangers à leur propre réalité, réalité à laquelle se substitue l’attente indéfinie du retour de la croissance qui résoudra ses problèmes alors que ce sont justement les mesures édictées par le pouvoir politique afin, soi-disant, de faire revenir la croissance qui sont source de ses problèmes. Parce que, bien sûr, quand la croissance revient pour un certain temps, il faut alors être responsable et en profiter pour aller encore plus loin dans des « réformes » qui sont toujours les mêmes ! En fin de compte le problème ne se situe pas dans la croissance mais dans les politiques économiques, dans le partage des richesses, dans la conception que l’on a des rapports entre travail et capital, in fine dans la vision de la société et du monde que l’on professe : les groupes humains ne sont-ils que des agrégats inconscients d’égoïsmes en lutte pour la satisfaction immédiate de leurs prétentions ou résultent-ils de la libre association de citoyens qui mettent en commun leurs forces et leurs faiblesses afin d’améliorer mutuellement leurs conditions d’existence ? Mais pour en arriver là encore faut-il déchirer la toile tissée par les tenants du capitalisme pur et dur et qui a nom croissance !

vendredi 2 février 2007

Pourquoi l'instauration du scrutin proportionnel constitue une étape nécessaire...

...si l'on souhaite améliorer la représentativité des élus nationaux et ainsi renforcer leur légitimité, partant la légitimié des institutions nationales.

J’évoquais dans une contribution précédente (http://animalcubique.blogspot.com/2007/01/pourquoi-il-faut-rendre-le-vote.html) les raisons pour lesquelles il me semblait nécessaire de rendre obligatoires l’inscription sur les listes électorales et la participation aux élections, sachant que ce sont les catégories les moins bien insérées socialement et économiquement (donc les moins influentes) qui s’abstiennent le plus et considérant que cette abstention contribue à accentuer encore leur isolement dans le champ politique dans la mesure où les candidats à la représentation du peuple tendront toujours à privilégier les arguments et les questions qui concernent le plus les électeurs qui peuvent les amener à la victoire, attitude par ailleurs compréhensible et somme toute rationnelle. Toutefois cela ne suffirait sans doute pas à modifier en profondeur le fonctionnement de la vie politique et la distribution sociale des élus du peuple ; d’autres réformes s’avèrent nécessaires afin d’accompagner la première si l’on souhaite aboutir à une distribution sociale équitable du personnel politique et de la représentation du peuple, ceci afin de faire en sorte que les problèmes des différentes couches de la société puissent être également pris en compte (et donc résolus autant que faire se peut) : la réforme des modes de scrutin et des circonscriptions électorales.

Ainsi le mode de scrutin majoritaire, en interdisant aux formations minoritaires l’accès au parlement autrement que par le biais d’accords a priori avec l’un ou l’autre des deux partis dominants, étouffe la représentation nationale et inféode les députés aux clans en lutte au sein des deux supposés grands partis (qui ne dépassent guère 20% des suffrages), sachant que, de toute façon, pour être élu un député doit être soutenu par l’un de ces deux partis et que, quand il en est membre, il doit faire allégeance aux clans qui se partagent le politburo et qui décideront en fonction du rapport de forces interne la répartition des portefeuilles ministériels. En adoptant un mode de scrutin proportionnel on n’évite pas les luttes d’influence mais au moins celles-ci sont-elles la conséquence du choix exprimé par les électeurs et pas simplement dues aux rapports de forces internes aux partis dits majoritaires qui se sont arrogés le monopole de la représentation du peuple. Qui plus est avec le scrutin proportionnel les petites formations peuvent négocier plus aisément leur soutien au gouvernement, puisque elles peuvent obtenir des sièges de manière autonome sans en passer par ces négociations auxquelles se livrent les petits partis de gauche ave le PS avant chaque élection, ce qui réduit certes la stabilité des majorités gouvernementales mais permet une meilleure prise en compte des intérêts des catégories minoritaires alors qu’avec le système majoritaire se trouvent mis en avant les problèmes qui touchent le plus grand nombre, c’est-à-dire, finalement, le plus petit dénominateur politique commun. On comprend pourquoi dans ces conditions le renouvellement du personnel politique est si difficile en France et pourquoi ce sont justement les populations les plus faibles et les minorités qui votent le moins, tout simplement parce que le système électoral est conçu de sorte (ou abouti) à expulser les questions posées par ces populations d’un champ politique tout entier envahi par les préoccupations de la population majoritaire, c’est-à-dire celle qui pose le moins de problèmes politiques, sociaux et économiques pour la raison qu’elle se trouve dans la moyenne et dans la norme (ce qui ne veut pas dire que ses préoccupations sont illégitimes et ne doivent pas être prises en compte). Le mode de scrutin majoritaire, bien pratique pour le duopole PS/UMP, traduit non pas une intention de bâtir des institutions solides capables de mener des politiques audacieuses au nom de l’intérêt général (contrairement au mythe gaullien repris à son compte par Mitterrand et plus généralement par les socialistes à partir du moment où ils eurent goûté les délices du pouvoir quasi absolu) mais celle de permettre au pouvoir en place de se maintenir indéfiniment. Autrement dit les institutions de la Cinquième République sont conservatrices dans leurs intentions mêmes : on peut d’ailleurs constater qu’au cours des 48 années de ce régime la ventilation des élites n’a fait que régresser, comme le montre la diminution par trois du nombre d’élèves issus de familles ouvrières au sein des grandes écoles et la quasi disparition des ouvriers et employés de la représentation politique.

Je crois profondément que l’instauration d’un scrutin proportionnel permettrait d’améliorer la représentativité des élus, d’abord en rapprochant la répartition des mandats électifs de l’expression de la volonté populaire, ensuite en facilitant l’accès à la représentation politique à des catégories de population qui n’ont de fait quasiment aucune possibilité d’accéder à l’Assemblée nationale. Cela étant, réformer le mode de scrutin ne suffira pas à résoudre le problème que pose la concentration du pouvoir politique entre les mains des indéboulonnables représentants des classes supérieures, population par ailleurs respectable : mais peut-on parler de démocratie quand la représentation effective du peuple se trouve accaparée de fait par une petite frange de ce peuple, toujours la même qui plus est ? Nous pouvons nous parer du beau titre de citoyen, nous n’en restons pas moins des individus occupés par leurs intérêts particuliers, à quelque classe sociale que nous appartenions. Or la question centrale de toute société démocratique concerne le partage des richesses et l’accès au bien-être sous tous ses aspects, ce qui implique des arbitrages au nom de l’intérêt général qui peuvent être contradictoires avec les intérêts particuliers de telle ou telle catégorie de population. Je ne doute pas qu’il existe des esprits purs capables de trancher et de juger indépendamment de leur intérêt particulier et je suis même persuadé que la plupart de nos représentants sont sincères quand ils clament leur attachement à l’intérêt général. Il est toutefois bien difficile d’aller contre son propre intérêt, même quand on est certain de juger en toute impartialité il nous arrive de nous abuser nous-même : quand notre intérêt propre est en jeu les discours ou les propositions qui vont dans le même sens nous paraissent plus facilement, avec plus d’évidence, comme relevant de l’intérêt général même quand ce n’est pas le cas (par exemple, tout le monde juge que les passe-droits sont néfastes à la collectivité mais combien d’entre nous sont capables de refuser un passe-droit qui se présente à lui et combien ne se rendent même pas compte qu’ils en bénéficient et se sentiront sincèrement insultés si on leur fait remarquer que, s’ils ont dégoté ce logement confortable et pas cher dans un quartier tranquille, c’est grâce à leur belle-sœur ou à leur père qui travaille à l’office public X ou dans l’agence immobilière Y, sans l’intervention desquels ils continueraient à vivre dans un studio de 12 mètres carré au cinquième étage sans ascenseur à cinq cents euros par mois) ?

Dans ces conditions faut-il se satisfaire d’un système politique et institutionnel dont les trois quarts des tenants appartiennent aux classes supérieures ? Comment définir un intérêt général quand les trois quarts des élus appartiennent au même milieu social et partagent les mêmes intérêts particuliers et quand les catégories populaires n’ont comme seuls moyens de défendre leurs intérêts particuliers que la grève et la manifestation sachant qu’en outre les catégories populaires n’ont pas nécessairement les mêmes intérêts et ne disposent pas également de ces armes, ce qui fait que, à l’intérieur de ces catégories, ce sont les plus favorisés (ou les moins défavorisés) qui peuvent le mieux faire entendre leur voix et les plus faibles qui en sont exclus ? Notre système politique a été conçu de manière pyramidale, de sorte que, d’une part, les couches les plus favorisées se trouvent être les plus influentes et donc les plus à même de définir les orientations politiques au niveau national et que, d’autre part, à l’intérieur de chaque couche sociale c’est la sous-couche la plus favorisée qui est la plus influente et fait office de porte-parole de l’ensemble. Là encore on voit la finalité conservatrice qui préside à nos institutions : favoriser les avantages acquis (qui peuvent être de nature très différente selon le milieu), favoriser le maintien dans ces avantages de ceux qui les détiennent, favoriser la reproduction sociale des groupes qui détiennent ces avantages. Car, au bout du compte, on aboutit à un système de musellement des dominés par les dominants, dont la grande force réside dans la discontinuité de la domination. Certes quelques uns se trouvent tout en haut et dominent, quelques autres (sans aucun doute plus nombreux !) qui se trouvent tout en bas sont dominés ; mais entre ces deux extrêmes la grande masse des individus se trouve tour à tour en situation de dominant et de dominé, chacun dominant ceux qui se situent sur les degrés inférieurs par rapport à lui tout en étant dominé par ceux qui sont installés sur les degrés supérieurs. D’où la nécessité, pour chaque groupe social, de museler ses inférieurs car, évidemment, si chaque groupe apprécierait de grimper quelques degrés de la pyramide il n’a aucune envie de laisser sa place ; en outre, pour faire entendre ses intérêts particuliers, il doit autant que faire se peut éviter que les intérêts de groupe moins favorisés occupent l’espace politique, au risque de lui faire de l’ombre et de rendre impossible la résolution de ses problèmes ou la promotion de ses intérêts.

Peut-on s’étonner finalement de la forme particulière qu’a prise la progression des inégalités de revenus dans notre pays ? Car il y a bien une progression des inégalités de revenu mais elle ne touche pas tout le monde et surtout elle ne divise pas la société entre une petite minorité qui accapare et une grosse majorité qui décline. Si j’en crois Alternatives économiques seul le quart inférieur de la société a été réellement touché par ce phénomène durant les vingt dernières années, ce qui signifie que la brisure s’est produite à l’intérieur des couches populaires et non entre les couches populaires et les couches supérieures. Non seulement cela mais entre le quart le plus riche et le troisième quart (c’est-à-dire la moitié supérieure des couches populaires) l’écart s’est très légèrement réduit au profit de ceux-ci alors que dans le même temps l’écart de revenu entre le premier quart et le quatrième progressait logiquement un peu moins vite que celui qui sépare le troisième du quatrième. Ainsi, au sein d’une grande entreprise les niveaux de vie entre un cadre supérieur et un ouvrier en CDI se sont très légèrement resserrés alors qu’un écart notable s’est creusé entre l’employé de nettoyage industriel qui fait le ménage dans l’atelier et l’ouvrier qui y travaille (comme avec le cadre supérieur bien sûr). On voit qu’à l’intérieur des couches populaires celles qui souffrent le moins, celles qui subissent le moins les affres de la précarité et de la paupérisation sont celles qui sont les plus à même de se défendre et de contrer les décisions prises par un gouvernement par exemple ; on voit aussi que celles qui subissent le plus sont les moins remuantes dans la rue en terme de manifestation, dans les médias en terme de mouvements sociaux ; tout cela parce que les couches populaires ont des intérêts qui peuvent être convergents sur certains points mais qui sont parfois divergents. Or, si la représentation des couches populaires est assumée par les sous-couches les mieux insérées dans la société pyramidale, les problèmes spécifiques aux sous-couches les plus en difficulté ne seront jamais pris en compte ; et le mauvais esprit qui pointera ce fait se fera taxé de traître au mouvement social, sera accusé de diviser et de faire le jeu de l’adversaire par ceux-là même qui, à l’intérieur des couches populaires, ont tout intérêt à museler les plus faibles. Et bien sûr ce musellement ne sera pas conscient ni volontaire et les pourfendeurs de traîtres seront sincères, ils se mentiront à eux-mêmes.

Pour dénouer le problème de la non-représentation ou de l’inégale représentation des différentes catégories sociales, il appert qu’il faut réformer les règles qui président à la représentation, d’abord rendre obligatoire la participation aux élections, ensuite revoir le mode de scrutin, enfin passer d’un système de représentation de territoires à un système de représentation de catégories sociales. La suite au prochain numéro…