samedi 27 janvier 2007

Pour et à la fois contre l'intégration de l'Ukraine au sein de l'Union européenne...

...dans une audacieuse perspective géopolitique quant à l'avenir de l'Europe, son indépendance, son unité, sa sécurité et sa place dans le monde agrémentée de menues allégations historiques, culturelles, économiques et sociales.

L’intégration de la Turquie n’interdit-elle pas un élargissement vers l’Ukraine et la Biélorussie ? Contrairement à ce qui a été péremptoirement affirmé par les turcophiles il n’y a pas qu’en France que l’opinion est majoritairement opposée à l’adhésion turque, c’est le cas même à l’échelle européenne. Peut-être la Turquie parviendra-t-elle malgré tout à intégrer l’UE, et peut-être les opinions se laisseront-elles infléchir : il n’en reste pas moins que la pilule turque sera très dure à avaler pour l’opinion européenne, ce qui ne sera pas sans répercussions sur de nouveaux élargissements. A mon avis l’adhésion de la Turquie à l’UE renverra aux calendes grecques les éventuelles adhésions ukrainienne et biélorusse, ce qui affaiblira peut-être les partis pro-européens dans ces deux pays et renforcera les tendances pro-russes, éloignant encore plus ces pays de l’Europe. Mais peut-il en être autrement ?

Il est bien évident que les négociations entre l’Europe et la Turquie sont parties pour durer très longtemps, ne serait-ce que pour acclimater progressivement les opinions publiques à une perspective qui n’a rien d’enchanteresse. Quoiqu’il en soit les négociations (et les diverses phases de tension qui ne manqueront pas de survenir entre les deux parties ne vont sans doute pas contribuer à accélérer le cours des choses) vont nous occuper pour une dizaine d’années : en gros si la Turquie intègre l’Union ça se fera plutôt autour de 2020. Or, pendant toute cette période et vu le caractère difficultueux de l’affaire, il est tout aussi évident que personne n’aura l’audace d’initier des négociations avec des pays quasiment aussi problématiques, pour des raisons diplomatiques, économiques, financières et démographiques mais aussi de représentation du monde notamment en France. Sachant le coût pour l’Union (c’est-à-dire pour les pays riches de l’Union) de l’intégration de la Turquie mais aussi des Balkans (un ensemble de 120 millions d’habitants dont le PIB représente 30% de la moyenne européenne) si l’on veut aider ces pays à rejoindre les standards de développement occidentaux à l’instar de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce (pays qui ne comptait au moment de leur adhésion que 60 millions d’habitants pour des PIB qui représentaient plus de 50% de la moyenne communautaire), et tout cela alors que l’Europe doit déjà consentir un effort financier conséquent dans des PECO qui n’auront probablement pas combler intégralement leur retard et donc devront continuer à être soutenus financièrement par l’Union (il a bien fallu 20 ans pour que l’Espagne rattrape l’Europe et encore faut-il garder à l’esprit que le Portugal et la Grèce sont encore loin d’avoir comblés leur retard de développement) –sachant cela il me semble impossible d’envisager avant très longtemps un énième élargissement de l’Europe toujours plus à l’est et vers des pays toujours plus pauvres. Avec les Balkans et la Turquie on n’en prend pour un demi-siècle de subventions et de transferts de richesse dans des pays à la fois deux fois plus pauvres et deux fois plus peuplés que les PECO dont le financement du soutien économique a déjà été péniblement arraché aux pays de l’Europe occidentale. Aucun dirigeant occidental n’avancera sérieusement l’idée d’un tel élargissement alors que l’opinion européenne accepte déjà difficilement des élargissements forcés ; aucun n’ira proposer d’alourdir encore plus la facture européenne et ce d’autant plus que l’Europe devra faire face à d’autres enjeux.

C’est d’ailleurs sans doute là que réside le cœur du problème de l’hostilité relative aux élargissements, dans la multiplication des défis de grande envergure que les pays européens doivent relever concomitamment. Il y a d’abord le développement économique de l’Asie qui est en train de renvoyer l’Europe à la périphérie du monde. Aujourd’hui le centre de gravité de l’économie mondiale se situe dans la relation sino-américaine, dans leurs échanges commerciaux et financiers : les Etats-Unis important en masse des produits made in China soutiennent ainsi sa croissance économique et, à la suite de cette croissance, permettent à la Chine de préserver la paix civile et sociale ; la Chine en retour finançant les gigantesques déficits américains leur donne les moyens de maintenir un niveau de croissance très élevé qui permet à ses consommateurs d’acheter des produits notamment made in China mais aussi made in Europe et à ses entreprises de siphonner une épargne mondiale attiré par des perspectives de profit qu’aucune autre économie ne peur leur faire reluire. A plus long terme, si la Chine continue sur sa lancée, c’est l’Asie orientale elle-même qui deviendra le centre de gravité de l’économie mondiale, repoussant encore plus l’Europe dans son éloignement et son isolement de sous-région riche d’une région pauvre. D’ailleurs le poids économique de l’Europe dans l’économie mondiale ne cesse de décroître pour une raison simple : l’Europe n’invente plus rien depuis longtemps et se contente d’adopter les avancées technologiques en provenance des Etats-Unis et du Japon. C’est là un défi considérable si on ne veut pas que l’Europe ne se transforme en une super Venise : une ancienne puissance considérable réduite au rôle de musée et de promenade touristique ; c’est un défi considérable qui contraindra l’Europe à consentir un effort financier substantiel si elle veut, au moins, maintenir son rang dans l’économie mondiale, un effort substantiel qui pèsera d’autant plus sur les dépenses publiques qu’il faudra compenser 20 ans de sous-investissements.

Ce n’est toutefois pas le seul défi : le vieillissement de la population européenne en constitue un autre au moins aussi important. Je crois avoir lu quelque part qu’en 2050 la moitié des Européens auront plus de 60 ans, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences fortes sur les systèmes sociaux de tous les pays, sachant que, d’une part, le coût des pensions va forcément croître très fortement et d’autant plus que le nombre d’actifs diminuera en même temps mais aussi les dépenses d’assurance maladie ainsi que la prise en charge des personnes dépendantes dont il faudra bien assurer l’autonomie en développant les services à la personne (c’est-à-dire en dotant ses services de statuts dignes de ce nom et de perspectives financières pour les salariés conséquentes). Là encore nous sommes face à des coûts qui vont peser de plus en plus fortement sur les budgets publics, et ce de manière incompressible si l’on souhaite maintenir nos systèmes de solidarité nationaux. En outre le vieillissement rendra nécessaire d’accroître toujours plus la productivité du travail, ce qui impliquera d’accroître les dépenses d’éducation afin de permettre aux enfants de milieux modestes d’accéder massivement à l’enseignement supérieur. Aujourd’hui en France la collectivité dépense deux fois plus pour un étudiant d’une grande école que pour un étudiant universitaire : si on souhaite augmenter sensiblement le nombre de diplômés du supérieur il n’y a d’autre choix que d’augmenter fortement l’investissement public dans ce secteur. Et ça n’est pas tout, devant la pénurie grandissante de main-d’œuvre qualifiée nous ne pourrons plus nous payer le luxe cynique de sacrifier dix à quinze pour cent de chaque classe d’âge en laissant sur le carreau les moins inadaptés au système scolaire de nos enfants : il faudra bien pour ce faire développer des formes adaptées spécifiquement pour les enfants en échec dans le système actuel, en échec parce qu’ils ne parviennent pas à s’y insérer et parce qu’il n’est pas conçu pour eux ; or cela aura forcément un coût pour la collectivité d’être obligé de payer quasiment un précepteur individuel à chacun de ces inadaptés qui nécessitent un encadrement et une attention plus grande de la part de leurs éducateurs. Au-delà de l’éducation des enfants et des jeunes il sera également nécessaire de consacrer de plus en plus de temps et d’argent à la formation professionnelle des adultes, ce qui aura également un coût sensible.

Les élargissements successifs à des pays de plus en plus pauvres ne posent peut-être pas en eux-mêmes directement des problèmes insurmontables, ils ont simplement le mauvais goût de survenir inopinément à un moment historique délicat pour les pays de l’ouest du continent, un moment où les contraintes financières vont peser de plus en plus lourd sûr les collectivités publiques et où des choix difficiles et cruciaux devront être décidés. L’Europe se trouve placée devant des défis qui ne sont sans doute pas insurmontables mais qui n’en seront pas moins délicats à surmonter : dans ce contexte cet élargissement sans fin de l’Union apparaît comme un problème supplémentaire et, pour beaucoup de gens, superfétatoires dans la mesure où l’Europe est une notion assez vague aux contours mal définis.

L’Europe, pour la plupart des gens, c’est avant tout leur pays et ceux qui l’entourent : vu de France, l’Est commence à partir du Rhin et l’Allemagne est déjà un pays de l’Europe orientale au-delà duquel on s’enfonce dans les profondeurs du continent comme dans des abysses insondables autant qu’obscurs. Certes la Pologne, qui se trouve à l’est de l’Allemagne, se trouve toujours en Europe, mais c’est surtout grâce à Napoléon dont la recréation d’un Etat polonais nous est enseignée à l’école, école qui nous avait au préalable appris que la Pologne avait été victime d’un dépeçage indigne de la part de ses voisins notamment la méchante Prusse avec laquelle la France a elle-même eu maille à partir : dans notre représentation du monde la Pologne est européenne par la grâce de l’Education nationale et de l’Histoire de France mais c’est quand même, et malgré tout, le bout du monde. Objectivement je crois que la France continue à percevoir l’Est comme un monde étranger et indifférent, et comme la France se définit comme un pays européen elle est contrainte de faire un effort sur elle-même pour considérer comme véritablement européennes les régions qui se situent à l’est du Rhin. Peut-être est-ce lié à l’histoire : la France a été arrachée à la barbarie par les Romains qui ont finalement fixé sur le Rhin la frontière entre l’Empire romain et le Barbaricum, coupant ainsi les peuples gaulois du monde barbare auquel ils étaient apparentés ; c’est Rome qui nous a donné un droit et des structures étatiques, c’est Rome qui nous a donné l’écriture et la civilisation, ainsi que sa langue. La France perpétue Rome, avec l’Italie, l’Espagne et le Portugal et nous continuons sans doute d’être marqués par cette frontière tracée par les Romains qui sépare la civilisation de la barbarie : encore aujourd’hui ce qui est allemand ou est-européen apparaît toujours comme plus ou moins ringard. En outre et depuis 2000 ans c’est toujours de l’Est que viennent les invasions. Il est aussi vrai que le Royaume de France a toujours été en butte au Saint Empire, que c’est en annexant progressivement des provinces impériales que l’unité nationale s’est construite, des Flandres jusqu’à la Provence. Et de la même manière c’est contre l’Allemagne et l’Autriche que la France a dû se battre pour conserver son indépendance depuis la Révolution jusqu’à la Libération. Pour nous l’Est a constitué pendant des siècles un danger mortel, un monde obscur et barbare ou arriéré avec lequel nous n’avions guère d’affinités, ce qui aboutit dans notre monde européen pacifié et civilisé à ressentir une grande indifférence envers ces « profondeurs du continent ». La France regarde davantage vers l’ouest et le sud qui ont représenté des siècles durant l’aventure et la découverte ainsi que des perspectives de puissance pour l’Etat. En ce sens je crois que l’Argentine nous apparaît moins étrangère et moins lointaine qu’un pays comme l’Ukraine que nous n’avons pas fréquenté en cours d’histoire géographie : si la Pologne représente déjà le bout du monde l’Ukraine qui se trouve encore plus à l’est n’apparaît pas d’emblée comme européenne. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il y ait en France d’hostilité à une adhésion ukrainienne mais plus une forme d’indifférence ; autrement dit une non-intégration de ce pays dans l’Union ne troublerait pas grand monde et, vu l’ampleur des multiples défis qui s’annoncent, son éventuelle adhésion apparaît surtout comme un problème supplémentaire dont on se passerait volontiers dans la mesure où l’Europe unie est pensable sans elle (alors qu’elle n’est pas pensable sans un pays comme la Grèce par exemple).

Je crains que l’Ukraine et la Biélorussie n’arrivent trop tard. Ce d’autant plus qu’il faudrait affronter une Russie qui monte en puissance et qui escompte bien redevenir une puissance notable dans le monde, et notamment dans le concert européen. Après tout l’ex-URSS représente un ensemble de 300 millions de personnes riche en hydrocarbures et l’idée pour la Russie de créer une « Union européenne » bis à l’est ne m’apparaît pas saugrenue, d’autant que je ne suis pas persuadé que les opinions ukrainienne, moldave et biélorusse soient massivement favorables à l’intégration européenne. L’Ukraine et la Moldavie compte de fortes minorités russes, quant aux Biélorusses ils sont majoritairement russophones. Qui plus est ces pays sont liés à la Russie par des siècles d’histoire commune. De toute manière je doute que la Russie apprécie beaucoup l’idée d’une extension de l’Europe à ces trois pays, ce qui rend encore plus difficile d’éventuelles adhésions. Je vois mal l’Europe, qui est déjà empêtrée dans ses propres contradictions économiques, sociales, fiscales, monétaires, politiques et diplomatiques, s’engager dans un bras de fer avec Moscou alors même que ces nouvelles adhésions accroîtraient encore plus ces contradictions et tout cela contre la volonté des peuples ou, au mieux, avec leur soutien mitigé. Si l’Europe est amenée à développer des relations ambiguës avec son grand voisin eurasiatique, je ne pense pas qu’il soit très clairvoyant d’accroître encore ses contradictions et ses tensions internes, ce qui contribuerait à l’affaiblir encore plus dans ses relations avec la Russie.

Cela me semble d’autant plus vrai que, comme je le dis plus haut, une intégration de ces pays de l’ex-URSS ne serait possible qu’une fois digérée les intégrations turque et balkanique et surmontés les grands défis qui vont se poser de plus en plus crûment à nous si nous voulons maintenir nos niveaux de vie et notre place dans le monde. C’est-à-dire que ses perspectives nous renvoient peut-être à une trentaine d’années dans ce siècle qui vient de commencer et qui nous verra mourir : autant dire que, ces pays devant faire des choix rapides eux aussi entre l’intégration européenne et l’alliance russe, la Russie retrouvant un peu (et peut-être beaucoup) de son lustre passé apparaîtra sans doute de plus en plus comme une alternative crédible pour l’opinion de ces pays (qui est composée d’une bonne partie de Russes). Et d’ailleurs n’a-t-on pas intérêt à ce que la Russie soit forte ? D’une part parce qu’une Russie riche et restaurée dans sa puissance, discutant d’égale à égale avec l’Europe et écoutée dans le monde, serait sans doute moins agressive et attachée à des vétilles du genre des querelles picrocholines qui l’opposent à l’Estonie et la Lettonie à propos de quelques kilomètres carrés de territoires contestés (alors que la Russie représente un sixième des terres émergées !). D’autre part parce qu’alors, la Russie ne représentant plus un danger pour l’Europe et notamment ses pays de l’est, l’Union pourrait plus facilement s’autonomiser dans sa défense, et donc sa diplomatie, par rapport aux Etats-Unis puisque, désormais à l’abri au point de vue de la sécurité de ses frontières extérieures, elle pourrait se consacrer au problème épineux que constitue la sécurisation des routes maritimes et de ses approvisionnements en matières premières car c’est bien là, à mon avis, que se situe la dépendance de l’Europe et, donc, sa faiblesse : dans la dépendance aux Etats-Unis qui assurent sa protection face à la Russie et qui sécurisent ses approvisionnements énergétiques. Or, tant que la Russie représentera une menace, aussi infime soit-elle, pour les pays de l’Est, jamais l’Europe ne pourra s’organiser aux points de vue diplomatique et stratégique car lesdits pays de l’Est n’accepteront jamais que l’Europe s’autonomise en ces matières tant qu’ils ressentiront la moindre menace russe. Par contre le jour où cette menace se sera dissipée ils n’auront plus d’autres sources d’inquiétude que celles liées aux matières premières importées, à la sécurisation des contrats avec les pays producteurs ainsi que des routes maritimes qui permettent leur acheminement. Et alors ils se rendront compte, et nous avec, que c’est notre commune dépendance aux Etats-Unis qui nous met en danger car elle nous oblige à soutenir notre protecteur quand on constate que les intérêts économiques et politiques de l’Europe et de ce pays sont souvent divergents voire opposés : regardons le Moyen-Orient qui est en train de se transformer en poudrière, le jour où il explosera nous en subirons directement les conséquences, pas les Américains, or si l’Europe s’autonomisait par rapport aux Etats-Unis elle serait capable de s’opposer à leur politique désastreuse dans cette région et notamment de peser de tout son poids pour crever l’abcès israélo-palestinien (les relations économiques d’Israël avec l’Europe sont cruciales pour la prospérité de ce pays, les accords douaniers israélo-européens constituerait un moyen de pression substantiel sur Israël de même que le soutien financier à l’Autorité palestinienne sur les leaders palestiniens).

Et si l’indépendance et l’unité de l’Europe passaient par le renouveau de la puissance russe ? Après tout, si les Etats-Unis sont favorables à l’occidentalisation de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Moldavie, de la Géorgie, de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de l’Asie centrale, s’ils font tout pour affaiblir la Russie et empêcher sa renaissance en tant que grande puissance, n’est-ce pas aussi parce qu’ils supputent qu’une Russie faible constituerait une menace sur la sécurité de l’Europe et donc un moyen de pression pour eux sur les nations du Vieux continent ? Et si la « libération » de ces pays de la tutelle russe constituait pour les Etats-Unis un élément de leur stratégie d’asservissement de l’Europe, asservissement dont ils auront besoin à long terme pour maintenir leur statut d’hyper puissance devant la montée de la Chine et de l’Inde ? N’aurait-on pas finalement intérêt à ce que ces pays restent dans l’orbite russe et concourent à accélérer le redressement de la Russie ? N’est-ce pas par là que passe l’indépendance et l’unité de l’Europe ?

Aucun commentaire: