jeudi 25 janvier 2007

Délocalisations ou du Cercle de la raison, badineries à connotations vaguement éthiques...

…à propos d’un phénomène évidemment nécessaire afin d’assurer le bien-être des travailleurs de tous pays dans le cadre très sain et solidaire de la division internationale du travail, incidemment bénéficiaire à quelques investisseurs ou actionnaires.

En délocalisant sa production sous des cieux plus cléments l’entreprise capitaliste n’agit bien sûr pas à sa guise : c’est bien parce qu’elle y est contraint par la réalité des choses c’est-à-dire par la concurrence que se livrent entre elles (ou, parfois, font semblant de se livrer) les entreprises capitalistes. On évoque trop peu la souffrance solitaire parce qu’indicible, et indicible parce qu’inaudible par le commun des travailleurs engoncé dans une existence irresponsable de salarié consommateur qui n’a d’autre souci que se loger, se nourrir, se reproduire et s’éjouir, du décideur économique amené comme malgré lui à transférer la production de la France, ou quelque autre pays riche, vers le Maroc, ou quelque autre pays pauvre : « rien ne me sera épargné », forte phrase en vérité qui raisonnera parmi les connexions neuronales de qui préside par la grâce de la naissance ou du hasard aux destinées de l’entreprise engagée dans une lutte sans fin pour sa survie au sein d’un monde cruel régi par l’impitoyable Loi de la sélection naturelle, monde sans issue pour qui refuse la Loi, sauvage et saine, nécessaire et terrible, donnée aux hommes par le Tout-puissant dont il est proscrit de prononcer le nom, proscrit et impossible puisque, en y réfléchissant plus longuement, je crois bien que personne n’a jamais su quel Tout-puissant a donné aux hommes la Loi qui ordonne toutes choses de l’économie capitaliste. Il est inutile et vain de s’opposer à la Loi de la concurrence parce que c’est comme ça et que ç’a toujours été comme ça, en vertu de l’argument imparable qui veut que ce qui est ainsi ne peut être autrement justement parce qu’il est ainsi : quiconque appartient au Cercle de la raison en conviendra, quant au mauvais esprit vociférant hirsute au milieu des effluves méphistophéliques de sa pensée virulente il lui sera beaucoup pardonné car ilne pense pas en vérité celui qui renie le Cercle de la raison. Ainsi l’entreprise délocalise par la force des choses plus que par la volonté propre de ses dirigeants et propriétaires.

Certes il est toujours loisible au travailleur hirsute d’évoquer la responsabilité du saint homme qui se tue au travail pour maintenir à flot l’entreprise, que certains nommeront patron. Mais est-il seulement responsable de l’état général de la compétition, sachant que celle-ci est induite par l’exigence rapace du consommateur de bénéficier de produits toujours moins chers ? En effet le consommateur, qui est bien souvent un travailleur, n’a de cesse de tirer les prix à la baisse : en détruisant l’emploi du travailleur dans le cadre d’une délocalisation de l’établissement où il fait bien souvent semblant de travailler, le décideur économique qui est un agent rationnel se soumet aux injonctions du consommateur qui est un agent rationnel, rien de plus. En dernier ressort c’est le travailleur consommateur qui, par son refus obstiné d’intégrer le Cercle de la raison, par son comportement irrationnel d’agent à moitié rationnel, est la source intarissable d’où jaillit, cristalline, la juste nécessité de fermer son usine pour aller embaucher de l’agent plus rationnel à l’autre bout du monde. Car le nécessiteux du bout du monde comprend la nécessité qui sous-tend ses dures conditions de travail et sa combien piètre rétribution comme il comprend la nécessité pour l’Etat de museler la pensée libre : où l’on constate que le pauvre diable souvent illettré, recru de souffrance et d’ignorance, est plus proche de la circonférence du Cercle que le mauvais esprit corrompu par le luxe et la paresse, érigé hirsute au milieu des nuées toxiques de ses pensers déjetés, remugles parmi le soleil s’avachissant rougeâtre à l’horizon éthylique et vaporeux de ses avantages sociaux…La Loi et la rapacité du consommateur sont bien à l’origine de cette triste obligation pour l’entreprise de délocaliser telles ou telles de ses activités dans un pays à bas salaires, nullement la cupidité du patron ou la voracité de l’actionnaire.

A ce moment le mauvais esprit ressurgissant toujours rétorquera que s’il achète les produits moins chers que les agents rationnels que sont les entreprises font fabriquer par les petites mains innocentes de leurs esclaves consentants, dits aussi collaborateurs du bout du monde, c’est tout simplement parce qu’il agit en agent rationnel qui n’a aucune raison de dépenser 100 euros pour l’achat d’un produit quand 50 suffisent. Le mauvais esprit, quand il n’est pas au travail mais au magasin (à l’exclusion de l’hôtesse de caisse), est aussi un agent rationnel tout comme le citoyen qu’il est malheureusement. Malheureusement parce qu’alors, paré de ce titre usurpé de citoyen, il peut s’adonner à son sport favori : dénoncer les décisions prises sur son dos et par-dessus sa tête par les agents très-rationnels que sont les ministres lorsqu’ils sont réunis en conclave à Bruxelles pour entériner les accords de libre-échange, gagnants-gagnants bien évidemment et pour tous pas que pour les actionnaires de tous pays, qu’a signé en leur nom un ectoplasme politique membre de la Commission européenne et dénommé fort à propos commissaire au commerce. Ignominie à n’en pas douter, d’une part de mettre en cause la Circulaire Union européenne sans laquelle les petits enfants mourraient de faim pendant que leurs papas agoniseraient dans quelque tranchée et que leurs mamans seraient contraintes de se couper les cheveux pour se casser les faux ongles dans les usines d’armement avant de finir violées à mort par les régiments de l’envahisseur victorieux, et d’autre part parce que le commissaire et les ministres, eux-mêmes très-Circulaires, ne décident pas l’ouverture des frontières commerciales de l’Europe avec des pays à salaires dix fois, vingt fois, trente fois plus faibles à seule fin de ruiner les travailleurs européens ; ignominie à laquelle je ne m’abaisserai pas que de rappeler la responsabilité politique dans l’affaire qui nous occupe, de rappeler que les ministres et les gouvernements qui signent des accords de libre-échange sont parfaitement conscients des conséquences sur l’emploi qu’entraînera l’apparition sur le marché de produits dix fois moins chers que ceux fabriqués en Europe, de rappeler qu’ils agissent consciemment quand ils signent de tels accords et savent pertinemment qu’ils auront, les accords, des répercussions négatives sur le marché du travail européen et le niveau des salaires ; jamais je ne m’abaisserai à pareille ignominie, véritable insulte à la démocratie et à l’intelligence des élus du peuple.

Car l’homme Circulaire raisonne et, de ce fait, développe une vision globale et à long terme : or le ministre et le commissaire sont des hommes Circulaires. En outre l’homme Circulaire est bon et juste parce que la bonté et la justice sont des attributs ontologiques du Cercle. Ainsi Circulaire il raisonne et voit en toute justice et en toute bonté ; et que voit-il ? Un monde de bonté et de justice à son image, un monde Circulaire où chacun jouira d’un niveau de vie digne et de standards d’existence qui lui permettront d’être libre et de se construire en tant que sujet autonome. Et c’est pourquoi les ministres et le commissaire ouvrent en grand les frontières de l’Europe, c’est pourquoi ils abattent consciencieusement les barrières commerciales qui nuisent à l’essor de l’économie mondiale, parce qu’ils savent qu’en dépit des souffrances inévitables (mais la souffrance n’est-elle pas la noblesse unique selon Baudelaire ?) qu’occasionneront les accords de libre-échange la croissance économique s’enrichira et le monde à sa suite ; et le monde n’est-il pas la somme des hommes qui le forment, si le monde s’enrichit cela ne signifie-t-il pas que les hommes, en conséquence, s’enrichissent ? Ces hommes ô combien Circulaires poursuivent donc des objectifs à long terme qui échappent au degré de conscience du travailleur français et européen dont le seul trouble philosophique se réduit à un pénible questionnement sur le choix de la destination où il estivera pour dilapider les émoluments que ses actionnaires et son patron lui distribuent pour son élévation ; ces objectifs sont donc l’amélioration des conditions d’existence des pauvres du Sud, raison pour laquelle il est primordial d’ouvrir les frontières afin d’y développer l’emploi, et la justice sociale, raison pour laquelle il est crucial d’y maintenir en place des régimes autoritaires et liberticides sans lesquels la corruption, le luxe et la paresse aurait tôt fait de ruiner le peuple des nécessiteux dévoyé par l’exemple de ces travailleurs européens irrationnels et hirsutes qui incriminent, ignobles ! leurs dirigeants politiques et décideurs économiques montrant par là même leur médiocrité intellectuelle et l'étendue de leur égoïsme vindicatif exigeant des prix toujours plus faibles qui obligent les entreprises capitalistes à l’exploitation des travailleurs du Sud tout en refusant de partager le travail avec eux : hypocrites salops ! Car, en vérité je vous le dis, la délocalisation représente un acte de solidarité internationale : c’est pour aider les pauvres du Sud qu’on y délocalise des emplois et c’est pour ça qu’on les paye le moins possible, tellement peu qu’ils sont souvent à peine moins pauvres qu’avant, parce que l’on valorise alors leur avantage compétitif : le fait d’être mal payé, leur pauvreté.

Mais là encore bondit le mauvais esprit : si son avantage compétitif c’est d’être pauvre ça n’est donc pas pour l’aider qu’on délocalise pour l’embaucher puisque la condition pour justifier qu’on l’embauche est qu’il persévère dans son être-pauvre, sans quoi on délocalisera ailleurs ? Esprit simple et sans malice, homme sans culture et à courte vue, ignores-tu donc l’histoire économique et sociale de l’Europe ? Ne connais-tu donc pas la règle de l’accumulation primitive du capital ? Pour que croisse l’économie, dans les âges premiers, il faut que les hommes Circulaires désignés par le Tout-puissant accumulent le capital en pressurant les salaires et en contraignant les travailleurs à travailler comme des bêtes de somme dans des conditions exécrables, ce qu’une perversion nomme exploitation de l’homme par l’homme, procédure inqualifiable et qui est absolument étrangère à la volonté et aux buts de l’investisseur accumulateur qui pense à long terme, qui pense au bien des descendants de ceux qu’il exploite, de ceux qu’il fait vivre de par son acte désintéressé à long terme veux-je dire. Le stade de l’accumulation, pour brutal qu’il puisse paraître, n’en est pas moins incontournable dans une optique globale qui envisage l’élévation de l’humanité et l’amélioration de la société ; la géhenne à laquelle il condamne l’ancêtre de l’hirsute et l‘homme du Sud n’est en fait qu’un purgatoire au bout duquel flamboient les mille enseignes lumineuses des grandes surfaces et des hard discomptes. Car c’est la Loi : le capitalisme pour prendre son envol et t’assurer un train de vie élevé traverse au préalable un âge terrible dont on ne peut faire l’économie : l’accumulation primitive du capital et l’exploitation féroce des travailleurs. Et voilà pourquoi il faut exploiter la main-d’œuvre du Sud : pour le bien de ses arrière-arrière-arrière-petits-enfants, afin de rendre possible le développement économique par l’accumulation du capital et ainsi faire en sorte qu’un jour lointain le petit enfant innocent de Sud puisse aller au centre aéré pendant ses vacances, jouer à la Playstation ou à la petite ménagère qui petit-repasse avec son petit fer à repasser le petit linge de son petit homme qui joue à la Playstation en devisant sur le bonheur d’être une femme égale aux autres dans une société libérale et libertaire qui libère la femme en lui procurant des fers à repasser électriques. Dis-toi bien, toi qui t’inquiètes de perdre ton emploi et de sombrer dans la précarité, que c’est grâce à la souffrance et au sacrifice de tes aïeux que tu bénéficies de ces avantages sociaux que le capitalisme te prodigue : ta prospérité de consommateur est fondée sur l’exploitation de tes aïeux et non sur de prétendues luttes sociales qu’ils auraient menées, de la même manière que la fortune des héritiers qui partent en Suisse pour fuir l’oppression fiscale. Foin de toute fiction camarade travailleur, mon semblable, mon frère, sois solidaire et soutiens les délocalisations, pense que c’est ton trisaïeul que l’on exploite pour ton bien par l’intercession du corps mortel et présent de l’homme de Sud.
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En fait, en partant dans le Sud, les entreprises capitalistes ne bougent pas dans l’espace mais dans le temps : ce n’est pas dans le Sud qu’elles transfèrent les emplois industriels mais au dix-neuvième siècle et ce ne sont pas des Chinois qu’elles exploitent mais nos ancêtres revenant d’entre les morts. Par le fait les délocalisations ont un sens politique clair, lui-même induit par une éthique aisée à comprendre. En changeant de point de vue, c’est-à-dire en envisageant ce phénomène non comme délocalisation mais comme « détemporalisation » après avoir écarté le sophisme de la nécessité, on voit plus clair : derrièrela nécessité économique, « nécessité » voulue et organisée par le pouvoir politique, c’est-à-dire pensée jusque dans ses conséquences effectivement inévitables dès lors que l’on supprime toute barrière douanière entre des zones aux écarts de développement considérables, derrière cette « nécessité » se cachent des objectifs politiques, reflets de considérations éthiques : le toujours renaissant refus de l’égalité parmi les hommes, l’obsédante exigence de la liberté pour les forts de dominer les faibles, la lancinante musique putrescente de la sélection naturelle qu’il est nécessaire d’appliquer à la société humaine sous peine de dégénérescence (le déclin dira-t-on pudiquement) ; une bonne vieille éthique qui sent bon son bourgeois dix-neuvième siècle ! Quant aux objectifs politiques : laver l’affront subi par les maîtres du capital depuis un siècle et demie, abolir ce vingtième siècle que l’on enseigne aux enfants comme celui de la Shoah et de la colonisation en oubliant la Sécurité sociale et la généralisation de la scolarité, en omettant la Guerre sociale où les maîtres ont dû s’avouer finalement vaincu. Les soi-disant délocalisations n’ont rien d’économiques mais sont purement et simplement l'expression du ressentiment des maîtres et de leur envie d’abolir le siècle dernier et tout ce qu’il a permis de construire : elles sont le résultat de choix politiques et de considérations éthiques réactionnaires.

La question qui se pose finalement n’est-elle pas de savoir quelle attitude adopter vis-à-vis de ceux, actionnaires et patrons, qui font le choix, car c’est un choix et non une nécessité si on envisage le phénomène dans sa globalité et non au cas par cas comme aiment le faire les politiciens pour mieux faire oublier leurs responsabilités écrasantes dans l’affaire et surtout pour ne pas déceler leur corruption abjecte (corruption qui ne consiste pas en dessous de table mais en renoncement à représenter la nation dans son entier au profit de la représentation des seules classes dirigeantes), qui font ce choix de « détemporaliser » leurs industries ? On transfère parce qu’on pense que l’exploitation des pauvres et des faibles est légitime, parce qu’on pense qu’un ouvrier n’est pas vraiment un homme, en tout cas pas un homme de la même manière que l’« homme Circulaire », on délocalise, on détemporalise pas parce qu’on y est contraint mais parce qu’on a savamment et posément construit les conditions qui rendent nécessaires les délocalisations-détemporalisations. Or, en détemporalisant, le décideur commet un acte qui a une valeur éthique et non économique, et cette valeur est contraire aux principes d’égalité et de liberté sur lesquels repose censément notre société : il fait le choix de l’exploitation et de l’oppression, il s’agit donc d’un délit. Ainsi le détemporalisateur est un délinquant qui s’insurge contre notre société et la nie par ses actes et ses choix rationnels. Il doit donc être sanctionné comme il se doit : par l’interdiction d’exercer toute activité de direction au sein d’une entreprise et la suspension de ses droits civiques pour une durée temporaire, à l’instar d’un élu convaincu d’un délit financier. Reste à savoir ce qu’il faut faire avec les héritiers des fortunes qui se sont construites au dix-neuvième siècle, ou plus précisément, puisque ces heureux élus ne sauraient être tenus pour responsables des saloperies perpétrées par leurs ancêtres et sur lesquelles repose leur fortune et leur patrimoine, ce qu’il faut faire avec ces fortunes et ces patrimoines qui sont la résultante de l’exploitation et du vol.

Au préalable encore faut-il déconstruire politiquement ce que la volonté politique a construit et cesser d’ânonner les comptines qu’on nous inculque à l’école : le libre-échange c’est plus mieux que le protectionnisme, les frontières c'est caca, la propriété c'est le vol…Un intrus s'est glissé dans le beau corps du texte mais lequel est-ce?

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