dimanche 4 février 2007

Méditations sur les séparatismes régionaux qui touchent certains Etats de l'Europe...

...vaguement mis en relation avec l'unification politique du continent, qui débouchent finalement sur de menues questions sans réponse.

Lorsqu’en 1991 l’URSS s’est effondrée les Etats membres de la CEE négociaient le traité de Maastricht qui allait donner naissance à l’Union européenne ; quelques mois après la République socialiste fédérative de Yougoslavie disparaissait. Ainsi au moment où les Douze qui formaient alors la Communauté économique européenne resserraient leur union il naissait en Europe quinze nouveaux Etats (Russie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Ukraine, Moldavie, Biélorussie, Estonie, Lettonie, Lituanie ; Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine, fédération serbo-monténégrine –d’où sont issus quinze plus tard trois nouveaux Etats : Serbie, Monténégro, Kosovo) ; quand la majeure partie des nations de l’Europe occidentale ouvrait ses frontières il s’en traçait, en Europe centrale et orientale, de nouvelles couvrant une distance de vingt-cinq mille kilomètres. Depuis lors l’UE s’est élargie à l’Europe centrale puis aux Balkans, incluant même trois ex-républiques soviétiques (les pays baltes) et une ex-yougoslave (la Slovénie). Aujourd’hui les crises frontalières ouvertes par l’effondrement du communisme à l’Est semblent passées ou en voie de résolution, apparaissent toutefois de nouvelles revendications séparatistes, voire irrédentistes, au sein même d’Etat membre de l’Union.

Il faut noter à ce sujet que, si les mouvements indépendantistes envisagent l’indépendance de ce qu’ils revendiquent comme leurs nations, c’est généralement en tant que membre de l’Union européenne : s’il est question d’indépendance c’est relativement à un Etat désormais ressenti comme étranger et non relativement à l’Europe. Les apôtres de l’Europe des régions voient dans ces revendications un moyen de liquider les grands Etats : quand ils sont fédéralistes afin de rendre possible des Etats-Unis d’Europe (mais reste à démontrer l’existence d’un lien de cause à effet entre la taille démographique ou économique d’une nation et son sentiment à l’égard de l’Europe : entre la grande Allemagne et la petite Autriche laquelle est la plus favorable à un fédéralisme européen ?), quand ils sont séparatistes, et qu’ils prêchent dans le désert, afin de réaliser l’indépendance de leur « nation » alors que l’énorme majorité des citoyens de ladite supposée nation y est opposée (c’est le cas des indépendantistes bretons ou occitans, par exemple, qui sont « euro-régionalistes » faute de pouvoir convaincre les populations de ces régions qu’elles forment des peuples opprimés voire colonisés) ; les libertariens et les ultra-libéraux y voient sans doute une délégitimation de l’Etat en général, les anarchistes seront probablement d’accord avec eux. Ces opinions peuvent apparaître sympathiques mais ne résistent pas aux faits. En effet les mouvements séparatistes européens ne se présentent pas comme régionalistes mais comme nationalistes : si les indépendantistes flamands du Vlaams Belang, qui sont d’extrême droite, exigent la création d’une république flamande ils ne se représentent pas celle-ci comme un Land d’une hypothétique fédération européenne mais comme une nation à part entière ; idem pour les indépendantistes du Parti national écossais, qui se situent à gauche sur l’échiquier politique et n’ont pas davantage d’affinités avec le Vlaams Belang que le parti socialiste français. L’objectif des indépendantistes, qu’ils soient libéraux-démocrates, conservateurs ou sociaux-démocrates, gauchisants ou fascisants, reste la création d’un Etat national au sein d’une Europe unifiée sur un mode communautaire plutôt que fédéral. Et d’ailleurs s’ils revendiquent l’indépendance c’est justement parce qu’ils ne reconnaissent plus leurs pays comme des provinces mais comme des nations. Le phénomène en cours n’est donc pas lié à un processus d’émiettement des grands Etats initiés par des peuples qui penseraient résoudre des contradictions territoriales rendues plus aiguës par la compétition économique ou la suppression des frontières intérieures de l’UE en constituant des entités séparées supposément plus adaptées.

Et d’ailleurs si c’était le cas, la France, qui est le plus vaste pays d’Europe, devrait être ravagée par les séparatismes. Or les seules régions métropolitaines (la Bretagne, le Pays basque et la Corse) où existent des revendications de ce type restent à une écrasante majorité hostile à toute idée d’indépendance et il n’est même pas certain que la création de régions autonomes dans le cadre de la République y recueillerait les suffrages d’une majorité d’électeurs ; quant aux régions d’Outre-Mer elles aussi s’opposent à l’indépendance même si les revendications y sont plus importantes (notamment en Martinique et Guyane). Plus généralement les Français sont souvent sceptiques, quand ils ne sont pas tout simplement indifférents, devant la décentralisation (qui est pourtant parmi les moins poussées d’Europe). A l’inverse la Belgique, dont la superficie équivaut à celle de la Normandie, est travaillée par le nationalisme flamand : certes dans le cas belge on évoque souvent un égoïsme flamand, en mettant en avant le refus chez les Flamands de financer la Wallonie, mais c’est oublier que le nationalisme flamand est apparu et a pris son essor à une époque où la situation était inversée : alors c’étaient les provinces wallonnes qui étaient prospères et nombre de Flamands en étaient réduits à émigrer, notamment en France ; par ailleurs on pourrait aussi soupçonner les Wallons d’être fidèles à la Belgique par intérêt égoïste quand on sait que la Wallonie est trente pour cent moins riche que la moyenne belge, ce qui, en cas de dissolution du royaume, entraînerait une baisse conséquente des dépenses publiques en Wallonie, notamment des dépenses sociales qui représentent plus de la moitié des dépenses publiques ; il est d’ailleurs intéressant de constater à ces égard l’évolution du sentiment des Wallons vis-à-vis de la monarchie : eux qui avaient voté en faveur de l’instauration d’une République belge au sortir de la Seconde Guerre mondiale se sont convertis depuis au monarchisme, la fidélité envers le roi toujours prégnante chez les Flamands étant peut-être le principal obstacle (qui serait donc d’ordre psychologique plus que politique) à l’indépendance flamande on est en droit de se poser des questions à propos du monarchisme wallon survenant comme un anachronisme à une époque où même les Britanniques se posent des questions quant à l’avenir de la monarchie. L’argument de l’égoïsme d’un territoire riche refusant de partager avec des territoires pauvres ne me convainc pas davantage. Ainsi l’Etat libre de Bavière, peuplé de plus de douze millions d’habitants, dont l’économie en expansion continue est aujourd’hui la plus puissante d’Allemagne, s’il accédait à l’indépendance serait le plus puissant Etat d’Europe centrale et pourtant il n’y a pas de parti national bavarois (ou s’il existe il recueille peu de suffrages) ; a contrario la dévolution écossaise dépend essentiellement des largesses du gouvernement britannique qui lui octroie un budget supérieur à ce qu’il serait si l’Ecosse se constituait en république indépendante, ce qui n’empêche nullement un tiers des Ecossais de soutenir l’indépendance de leur pays. Ainsi la Navarre n’est pas moins riche que le Pays basque et personne n’y demande l’indépendance. Il en est de même pour l’argument du particularisme car je ne crois pas que les Tyroliens d’Autriche soient moins conscients de leur identité particulière que les Catalans d’Espagne bien qu’aucun Tyrolien ne réclame l’indépendance de son Land alors que nombre de Catalans souhaitent celle de leur Generalitat. L’argument de la spécificité linguistique ne me semble pas davantage pertinent : après tout le Catalan est autant parlé aux Baléares qu’en Catalogne et rares sont les Baléarais qui revendiquent l’indépendance et encore plus rares ceux qui souhaitent l’intégration de leurs îles à une République catalane ; quant aux Ecossais, dont les langues celtique et anglo-saxonne ont quasiment disparu, ils sont bien plus nombreux à vouloir l’indépendance que les Gallois dont la langue est toujours vivante.

Aucune raison objective n’est à la source des revendications séparatistes car, si parfois la langue, l’histoire, l’économie ou quelque autre raison semble être à l’origine de celles-ci, elles ne jouent pas systématiquement le même rôle et font davantage office de support à la revendication, d’argument adressé aux autres afin d’étayer la revendication, que d’élément déclenchant. En fait ce qui entre en jeu n’est pas la réalité linguistique, historique ou économique mais la perception que l’on en a. Ainsi les Baléarais et les Catalans pratiquent à peu près la même langue ; seulement, si les seconds ont développé une forte conscience politique qui se pense séparément de l’Espagne (comme le montre la rédaction du Statut catalan élaboré par le gouvernement de Catalogne, entériné par le Parlement espagnol et ratifié par le peuple catalan, qui reconnaît la Catalogne comme une nation en tant que telle : ainsi le territoire catalan ressortit de l’Etat espagnol mais les citoyens catalans n’appartiennent plus à la nation espagnole, ce qui explique une revendication qui peut paraître anodine mais qui serait symboliquement très forte : la reconnaissance d’équipes sportives catalanes séparées des équipes espagnoles, sur le modèle britannique où Gallois, Ecossais et Anglais participent séparément aux compétitions sportives internationales), les premiers se considèrent toujours comme une région de l’Espagne et leur conscience politique régionale ne peut se distinguer chez eux de la conscience plus large d’être espagnols. La communauté linguistique et la proximité géographique, voire historique, ne mène pas nécessairement à une conscience politique commune ni à une même perception des particularismes locaux. A l’inverse des Catalans et Baléarais, les Ecossais pratiquaient autrefois deux langues, aussi distinctes que le sont l’anglais et le gallois contemporain : au nord ils parlaient une langue celtique, au sud une langue anglo-saxonne et pourtant le sentiment unitaire s’est toujours maintenu parmi eux malgré de fortes disparités régionales, malgré une « union » avec l’Angleterre qui s’est apparentée à une forme d’annexion puisque pendant près de trois siècles l’Ecosse a été gouvernée par un secrétariat d’Etat implanté à Londres pendant que ses lois étaient votées par la Chambre des Communes, malgré la quasi disparition des langues écossaises dont les locuteurs ne sont plus que quelques dizaines de milliers sur cinq millions d’habitants, malgré l’intégration économique avec l’Angleterre et malgré l’énorme émigration écossaise vers le Nouveau Monde des dix-neuvième et vingtième siècles. L’intérêt économique ne peut pas davantage être considéré comme étant à l’origine de ces revendications car si c’était le cas je crois que les habitants des régions du nord et du centre de l’Ecosse devraient plutôt s’opposer à une indépendance qui contraindrait sans doute la République nouvelle à concentrer ses investissements dans ses régions les plus dynamiques et a réduire son soutien aux régions en retard, du fait que l’accession à l’indépendance la priverait de la munificence du gouvernement britannique (qui n’est peut-être pas complètement désintéressée si l’on considère que c’est grâce aux députés écossais que le Labour est majoritaire à la Chambre des Communes), amputant ainsi un budget écossais disproportionné eu égard tant au peuplement qu’à la richesse du pays ; mais le fait est que les gens du Highland, région du bout du monde peu développée (j’imagine en tout cas) où la densité de population est de huit habitants par kilomètre carré (contre quatorze en Lozère), le fait est que ces gens ne sont pas davantage sensibles à ce genre de raisonnement que ceux d’Edimbourg. En fait ce n’est pas parce qu’il existe des intérêts économiques divergents, des langues distinctes ou des histoires différentes que des populations liées prennent conscience de la nécessité de la séparation mais parce qu’elles sont conscientes a priori d’être séparées qu’elles mettent en avant ces divergences, ces distinctions, ces différences afin d’en user en tant qu’arguments politiques avec comme perspective la justification de l’indépendance ou de l’autonomie.

L’identité ne procède pas de critères objectifs : elle les fonde afin de justifier l’existence de la communauté. Ainsi là où la langue distingue la population en train de se constituer en peuple, l’identité mettra en avant la langue : les Flamands en sont un bel exemple qui vont jusqu’à sous-titrer des films néerlandais alors qu’ils parlent à peu près la même langue et qu’il existe par ailleurs des variétés dialectales entre les cinq provinces flamandes ; mais cela les nationalistes le nieront et les gens finiront par se persuader qu’ils parlent la langue flamande même si le parler du Limbourg occidental (en Flandre belge) est peut-être plus proche de celui du Limbourg oriental (qui fait partie des Pays-Bas) que de celui de Bruges. La question des frontières de l’Europe, qui agite tant les esprits, n’est pas sans enseignement à cet égard. En effet selon que la Turquie deviendra ou pas européenne dépendra la définition de l’identité européenne, en tout elle sera orientée différemment : ceux qui perçoivent l’Europe comme la version sécularisée de la Chrétienté s’opposeront à une intégration turque qui signifierait pour eux désintégration de l’Europe alors que les anti-chrétiens soutiendront l’entrée d’un pays musulman qui deviendrait à termele plus peuplé de l’Union (ce qui ne signifie pas que tout opposant à l’intégration turque est nécessairement un chrétien forcené ni que les turcophiles le sont tous par anti-christianisme) ; si ces présupposés idéologiques surgissent dans le débat c’est tout simplement que l’affirmation d’une identité européenne reposant sur la continuation du christianisme serait impossible si la Turquie est ses soixante-quatorze millions d’habitants, musulmans à quatre-vingts pour cent, devenait européenne : l’objet de cet affrontement idéologique constitue un moment de la dispute entre ceux pour qui les évolutions qu’a connues la civilisation européenne depuis le dix-huitième siècle ne sont que la continuation sous une forme différente du christianisme et ceux pour qui l’Europe contemporaine s’est construite contre le christianisme. Selon que la frontière sud-orientale de l’Union sera tracée le long de l’Edirne ou au pied du Caucase, l’Europe se forgera une identité différente. L’identité c’est ce qui réunit un groupe déjà constitué, elle surgit après que le groupe a été constitué et n’est donc pas ce qui déclenche le désir d’autonomie et d’indépendance.

Reste à savoir quelle attitude adopter face à ces revendications, du moins quand elles sont majoritaires : faut-il les refuser en bloc, quitte à piétiner un principe fondamental de la démocratie comme la souveraineté populaire dont l’une des conséquences est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Ou faut-il édicter des procédures légales au niveau de l’Union européenne afin d’encadrer les accessions éventuelles à l’indépendance de territoires intégrés à des Etats membres ? Au-delà des ces problèmes une question se pose : l’existence même de l’Union ne facilite-t-elle pas la constitution des petites nations en Etats indépendants en rendant viable leur survie aux plans économique, monétaire et tout simplement sécuritaire ?

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